Il n’a jamais volé, il n’aime pas l’idée de confier sa vie à un pilote. Il ne veut pas monter dans l’appareil qui lui est destiné. Au dernier moment, il choisira l’avion prévu pour Beria.
Il houspille ce chef de toutes les polices, Géorgien comme lui.
« Regardez-le, regardez ces yeux de serpent ! Beria ferait mieux de porter des vraies lunettes au lieu de ce pince-nez ridicule avec des verres blancs ! »
Mais outre l’angoisse qui le tenaille à l’idée de prendre l’avion, Staline est irrité par les lenteurs de ses alliés à s’engager réellement, à lancer l’opération Overlord !
Il les soupçonne d’arrière-pensées : ils veulent que la Russie soit saignée par la guerre, qu’elle s’épuise à écraser le Reich, soit victorieuse, mais en lambeaux !
Churchill évoque toujours un débarquement dans les Balkans !
Imagine-t-il, ce vieil antibolchevique, qu’on ne voit pas le but de sa manœuvre : bloquer l’avance de l’armée Rouge, dominer la Yougoslavie, sauvegarder l’indépendance de la Pologne !
Roosevelt paraît plus résolu à tenir les promesses au sujet du second front. Mais aucun général n’a encore été désigné pour diriger cette opération décisive.
C’est Roosevelt pourtant qu’il faut circonvenir, convaincre, et d’autant plus que l’entente russo-américaine est le moyen de saper l’influence de Churchill.
Il est prévu qu’on célèbre ici, à Téhéran, le soixante-neuvième anniversaire du Premier ministre britannique. Mais ce doit être l’unique satisfaction qu’on lui accorde !
Staline invite Roosevelt à résider à l’ambassade soviétique située avec plusieurs villas et bungalows à l’intérieur d’un grand parc ceint de hauts murs. Le domaine a appartenu à un prince persan.
Staline argue que la sécurité du président des États-Unis sera facile à assurer, puisque les déplacements de Roosevelt seront peu nombreux.
Les agents américains en doutent mais Roosevelt hausse les épaules : il veut avoir un tête-à-tête avec Staline. Le Géorgien, le grand partenaire de l’après-guerre, et non Churchill, un allié sûr, mais le temps des empires coloniaux est révolu. Ce qui vaut pour de Gaulle vaut pour Churchill.
Staline, de sa résidence, regarde la voiture de Roosevelt entrer ce 28 novembre dans le parc.
Les agents des services secrets américains, mitraillettes appuyées à la hanche, sont installés sur les marchepieds de la voiture présidentielle.
Beria, retirant son lorgnon, secoue la tête, murmure avec dédain que ces Américains sont des amateurs !
Staline le rabroue.
« Savent-ils que nous les avons mis sur écoute ? » demande-t-il.
Beria balbutie et Staline le perce d’un regard méprisant.
C’est vers 15 heures que les deux hommes d’État se rencontrent dans les appartements du président des États-Unis.
« Bonjour, maréchal Staline », dit Roosevelt.
Il tend la main, le buste droit, assis dans son fauteuil roulant, élégant dans un costume bleu.
Staline, en uniforme, l’étoile dorée de l’ordre de Lénine épinglée sur la poitrine, paraît venir d’un autre monde, selon le diplomate américain Bonlen.
Avec sa peau mate et grêlée, ses cheveux gris, ses yeux jaunes, sa démarche pesante et aussi pataude que celle d’un ours, Staline ressemble au modèle parfait d’un « ancêtre asiatique ».
Le « tour d’horizon » entre les deux hommes est bref, mais suffisant pour que l’un et l’autre laissent entendre qu’ils sont les seuls Grands. Roosevelt a évoqué le premier l’affaiblissement de l’Empire britannique. Staline l’a approuvé et a insisté sur la nécessité de l’ouverture du second front. Roosevelt a trouvé l’exigence légitime.
À 16 heures, les Trois Grands se retrouvent. Staline et Churchill s’accordent pour que Roosevelt préside la réunion.
« Bien sûr, dit Roosevelt, puisque je suis le plus jeune.
— L’avenir de l’humanité est entre nos mains », dit Churchill.
Staline lève lentement le bras, comme un élève appliqué qui demande la parole.
Il ouvre la bouche, laisse voir ses dents noires et cariées, puis il parle d’une voix sourde.
« Nous sommes privilégiés par l’Histoire qui nous a conféré un grand pouvoir ainsi que d’immenses possibilités », dit-il.
Il attend que les traducteurs achèvent de traduire pour ajouter, solennel :
« Messieurs, la conférence est ouverte. »
On discute de l’opération Overlord et Churchill, qui défend l’idée d’une nouvelle opération en Méditerranée, découvre avec effarement et colère que Roosevelt appuie Staline, allant jusqu’à lui faire des clins d’œil complices !
Il constate sans surprise que Staline, qui sait être urbain et charmeur, brutalise ses collaborateurs, traite le maréchal Vorochilov comme un chien : comment se fier à un tel tyran ? Roosevelt est un naïf.
Lorsque Roosevelt, sujet à un malaise, est contraint de se retirer, Churchill et Staline restent face à face. On s’observe. On se défie. Le Premier ministre britannique répète que Dieu protège les Alliés.
« Le diable est avec moi, dit Staline tout sourires, Dieu est un bon conservateur, le diable est un communiste. »
Le 29 novembre, Churchill, en uniforme de la Royal Air Force, offre à Staline de la part de Sa Majesté George VI une épée où sont gravés les mots :
« Au courage héroïque des citoyens de Stalingrad, en signe d’hommage du peuple britannique, ce cadeau du roi George VI. »
Staline paraît ému, passe l’épée à Vorochilov qui laisse tomber le fourreau, et Staline l’assassine d’un regard.
Puis les discussions reprennent, tendues, entre Staline et Churchill.
Le tyran géorgien menace de se retirer parce que l’engagement de Churchill à propos de l’ouverture du second front lui paraît incertain !
Staline se lève.
« Ne perdons plus notre temps ici, rentrons, dit-il à Vorochilov, nous avons suffisamment à faire sur le front. »
Il n’accepte de rester qu’à la condition qu’on nomme un général en chef, commandant les troupes d’Overlord.
Il se montre inflexible, fumant sans arrêt et dessinant avec son crayon rouge des têtes de loup sur son carnet.
Roosevelt promet de choisir dès le lendemain de la conférence le général américain chargé d’Overlord.
Aussitôt Staline redevient aimable, et le sera tout au long du banquet somptueux qu’il offre à sa résidence.
Mais les amabilités de Staline sont comme les dragées, enrobées de sucre et fourrées de poison.
En levant son verre, Staline déclare ainsi :
« Toute la puissance des armées allemandes reposant sur quelques 50 000 – ou peut-être 100 000 – officiers, il suffira de les faire fusiller pour extirper définitivement le militarisme allemand. »
Churchill, qui a toujours pensé que Staline a donné l’ordre de tuer, à Katyn, des milliers d’officiers polonais, s’indigne.
« Le Parlement et l’opinion britanniques ne toléreront jamais des exécutions de masse, dit-il.
— Il faudra en fusiller 50 000 ou 100 000 », répète Staline. Churchill bondit, exaspéré, indigné.
« J’aimerais mieux qu’on me fusille, ici et maintenant, dans ce jardin, plutôt que de souiller l’honneur de mon pays et le mien propre par une telle infamie. »
Roosevelt, sur un ton moqueur, lance :
« J’ai un compromis à proposer, qu’on en fusille non pas 50 000 mais 49 000 ! »
Le fils du président des États-Unis, Elliott, d’une voix hésitante d’ivrogne, approuve Staline, déclare que de toute façon les 50 000 ou 100 000 officiers mourront dans les combats !