Staline trinque avec lui.
« À votre santé, Elliott ! »
Churchill quitte la pièce, lançant à Elliott :
« Comment osez-vous ? On dirait que vous faites tout pour briser l’entente entre les Alliés. »
Churchill raconte qu’au moment de franchir la porte, on lui « tape sur l’épaule. C’est Staline, flanqué de Molotov, qui me fait un grand sourire m’assurant que tout cela n’est qu’une blague. »
Churchill se laisse convaincre et Staline fait rire tous les convives en lançant :
« Viens Molotov, raconte-nous comment tu as signé en 1939 le pacte avec Hitler ! »
Plus tard, Churchill regagne ses appartements, d’un pas lourd, la tête baissée.
Cette soirée lui laisse un sentiment d’amertume. Roosevelt s’est rangé du côté de Staline, de ce tyran criminel, qui a été et qui sera toujours une menace pour la démocratie.
Il pense au massacre de Katyn, à l’avenir des Polonais.
« Le Premier ministre, note le médecin de Churchill dans son Journal, est consterné par sa propre impuissance. »
Le lendemain soir, 30 novembre, on fête à l’ambassade britannique le soixante-neuvième anniversaire de Churchill et la fin de la conférence. Staline et Roosevelt célèbrent le courage et l’obstination de Churchill, grand inspirateur de la croisade contre le nazisme.
Staline est détendu, joyeux.
Il l’a emporté.
Overlord sera lancé au printemps de 1944.
Il ne s’est engagé sur rien de précis, concernant la Pologne, le partage de l’Allemagne, le sort des pays d’Europe centrale.
Il a promis de prendre part à la guerre contre le Japon après la capitulation allemande, mais les conditions de cette participation restent à définir.
Le communiqué officiel se borne à proclamer :
« Nous avons harmonisé nos plans pour la destruction des forces allemandes… Notre offensive sera impitoyable et multiple. »
Derrière ces mots vagues, il n’y a ni Overlord ni un second débarquement envisagé dans le sud de la France.
Staline, alors qu’on apporte deux pyramides de crème glacée, salue « Churchill, mon partenaire dans la guerre et mon ami, enfin si l’on peut appeler M. Churchill un ami ».
On rit.
Staline traverse la salle, trinque avec le Premier ministre anglais en lui passant le bras autour des épaules.
Et Churchill, levant son verre, lance d’une voix forte :
« Au grand Staline. »
37.
Staline, dans l’avion qui vient de quitter Téhéran, ce 2 décembre 1943, paraît somnoler.
Mais derrière ses paupières mi-closes, il aperçoit le crâne chauve de Beria, la large nuque de Molotov.
De temps à autre, ces deux-là, qui le connaissent bien, se tournent vers lui.
Ils sont sur leurs gardes. Ils savent que leur vie est entre les mains du camarade Staline.
Un battement de paupières peut décider de leur sort.
Il est le grand Staline !
Il se repaît de ces deux mots lancés par Churchill, ce vieux conservateur antibolchevique qui trouvait dans les années 1930 que Mussolini était le plus grand chef d’État du XXe siècle, et osait alors faire l’éloge du fascisme.
Aujourd’hui, il lève son verre à la santé du « grand Staline » et il honore le peuple de Stalingrad.
Les vapeurs de l’orgueil envahissent l’esprit de Staline.
À Bakou, il quitte son uniforme de parade, bon pour M. Churchill et M. Roosevelt.
Il remet son grand manteau sombre, ses bottes souples, sa casquette. Churchill était ridicule avec ses insignes de pilote de la RAF !
Quant à Roosevelt, Staline a le sentiment qu’il a berné ce patricien et ce politicien paralytique.
Il les a vaincus.
Dans le train qui le conduit de Bakou – où l’avion s’est posé – à Stalingrad, le Maréchal éprouve un sentiment d’ivresse.
Lui, le Géorgien, les a dominés comme il avait imposé sa loi à ces vieux bolcheviks léninistes, écartés, soumis, fusillés !
Qui peut lui résister ?
Il regarde défiler les amoncellements de ruines qui constituent Stalingrad. Il entre dans ce qui fut le quartier général de Paulus.
Maintenant, ce Feldmarschall parle à la radio du Comité de l’Allemagne Libre.
Qui peut résister au grand Staline ?
Il donne son accord à Beria pour que les populations des territoires libérés soient épurées de tous ceux qui n’ont pas, pendant l’occupation allemande, montré leur fidélité à l’Union soviétique.
Beria estime qu’il devra arrêter, déporter près d’un million et demi de personnes.
En Ukraine, des bandes de nationalistes ukrainiens attaquent l’armée Rouge et, comme la famine règne, que les habitations sont détruites, le mécontentement gonfle les rangs des ennemis du pouvoir soviétique.
Même chose au Caucase, en Crimée, en Biélorussie. On s’en prend même aux Juifs survivants !
Il faut se méfier aussi des Tchétchènes, des Kalmouks, des Tatars, de tous ces peuples non russes : une partie d’entre eux avait été déplacée dès 1941 ; il faut tous les déporter !
Staline approuve. La terreur est le seul remède efficace. Il faut fusiller sans remords.
Sa voiture roule dans les rues de Stalingrad, ces sortes de vallées entre les ruines.
Elle heurte un véhicule militaire dont la conductrice se met à trembler, à sangloter, quand elle reconnaît le grand Staline.
Staline s’approche de la jeune femme.
« Ne pleurez pas, voyons, dit-il. Ce n’est pas votre faute. Tout ce qui arrive est cause de la guerre. Notre voiture est blindée et n’a subi aucun dommage. Vous n’avez plus qu’à faire réparer la vôtre. »
« Ce Staline est un homme anormal », dit Churchill qui a regagné Le Caire, le 2 décembre 1943.
Le Premier ministre est fiévreux, mais refuse de céder à la maladie.
Il convoque les généraux, leur demande d’étudier la possibilité d’un nouveau débarquement en Italie, à Anzio, près de Rome, puis d’une action dans le nord de la Norvège !
Il sait que le chef d’état-major, le maréchal Brooke, a déclaré à Téhéran, après avoir assisté à des conversations « militaires » entre les Trois Grands :
« J’ai envie de m’enfermer dans un asile de fous ou dans une maison de retraite. »
Churchill s’emporte :
« Staline, lance-t-il, a de la chance de pouvoir faire fusiller tous ceux qui sont en désaccord avec lui ! Et il a utilisé beaucoup de munitions à cet effet ! »
La respiration tout à coup lui manque, la fièvre et une pneumonie le terrassent. On le transporte à Carthage.
Le 15 décembre, alité, il dit à sa fille Sarah :
« Ne t’inquiète pas. Si je meurs maintenant, c’est sans importance. Tous les plans ont été faits pour la victoire, et ce n’est plus qu’une question de temps. »
Mais cet homme de soixante-neuf ans est indestructible. Il a passé quelques jours alité à Carthage, puis il gagne Marrakech où il reprend une activité fébrile.
Il se déchaîne contre de Gaulle qui, à Alger, président du Comité Français de Libération Nationale, serait responsable de l’arrestation de trois anciens vichystes, ministres ou gouverneurs de territoires coloniaux.
Churchill défend ces hommes – Pierre-Étienne Flancin, Peyrouton, Boisson – accusés de collaboration avec l’ennemi.
Le Premier ministre anglais avertit Roosevelt, dont il connaît les sentiments sur de Gaulle.
À Téhéran, Roosevelt s’est souvent exprimé, condamnant de Gaulle, ce militaire traditionnel qui « agit comme s’il était à la tête d’un grand État alors qu’en réalité il n’a guère de pouvoir ».