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4.

« Ils n’ont pas été capturés », dit Hitler.

Son visage est secoué par des tics. Il ne parle pas, il grommelle, il gronde.

Il s’immobilise face à son chef d’état-major, le Feldmarschall Zeitzler.

« Ils se sont rendus volontairement, reprend le Führer. Sinon, ils auraient serré les rangs, formé un hérisson et se seraient fait sauter la cervelle avec la dernière balle de leur revolver. »

Il essuie d’un geste fébrile les gouttes de sueur qui coulent sur son front.

Il fait très chaud dans la grande salle de la Wolfsschanze – la « tanière du loup » – son quartier général situé au cœur de la forêt ukrainienne.

Il est un peu plus de midi, ce lundi 1er février 1943.

Paulus a capitulé hier soir, dimanche 31 janvier 1943, et Hitler a aussitôt convoqué cette conférence. Sans doute n’a-t-il pas dormi de toute la nuit. Son visage est comme boursouflé, gonflé, sa démarche est hésitante, il parle à bâtons rompus, se répète.

Voilà trois fois déjà qu’il raconte l’histoire de cette jolie femme, « une beauté de premier ordre », dit-il, qui, blessée par quelques mots de son mari, sort de la pièce, écrit des lettres d’adieu et se tue.

« Quand je pense, poursuit le Führer, qu’une femme a eu ce cran, je ne puis éprouver la moindre estime pour un soldat qui n’a pas eu le courage de se suicider et préfère aller en captivité. »

Le Feldmarschall Zeitzler murmure :

« Je trouve cela inconcevable, moi aussi.

— Paulus avait le devoir de se tuer à l’exemple des grands chefs de jadis qui, lorsqu’ils voyaient tout perdu, se transperçaient la poitrine de leur épée. Varus lui-même, après la perte de ses légions, ordonna à son esclave de l’achever : “Et maintenant, tue-moi !”

— Paulus gît peut-être quelque part, grièvement blessé », dit Zeitzler.

Le Führer secoue la tête.

« Non, la nouvelle est exacte. La suite est facile à imaginer. Paulus va être emmené à Moscou. On va l’emprisonner à la Loubianka où il sera dévoré par les rats.

« Les rats, les rats, répète Hitler.

« Paulus fera tous les aveux qu’on voudra, signera n’importe quoi, fera des proclamations à la radio, vous verrez. »

Le Führer marche de long en large.

« Comment ont-ils pu se montrer aussi lâches… Je n’arrive pas à comprendre. »

Il hausse les épaules.

« Qu’est-ce que la vie ? reprend-il. La vie, c’est la nation. L’individu est condamné à mourir mais, au-delà de l’individu, il y a la nation souveraine. Pourquoi redouter la mort puisque grâce à elle nous pouvons nous libérer de notre misère lorsque notre devoir ne nous tient pas enchaînés à cette vallée de larmes ! »

Il serre les poings :

« Et voilà que le geste de cet homme, Paulus, souille à la dernière minute l’héroïsme de centaines de milliers d’autres. Alors qu’il pouvait se délivrer des tristesses de ce monde et entrer dans l’immortalité, il a préféré aller à Moscou… »

Tout son visage, cette moue, ce rictus expriment son mépris.

« Ce qui me fait le plus de mal, personnellement, c’est de lui avoir donné le bâton de maréchal ! Je tenais à ce qu’il reçoive cette distinction avant de mourir. Cela prouve qu’il ne faut jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Paulus sera en tout cas le dernier Feldmarschall que j’aurai nommé tant que durera la guerre ! »

Le mardi 2 février, dans la soirée, quand les combattants de la partie nord de Stalingrad ont à leur tour capitulé, la radio allemande diffuse sans interruption La Marche funèbre de Siegfried, des passages du Crépuscule des dieux, et, après Wagner, le chant Ich Hatt einen kamaraden – J’avais un camarade.

Le mercredi 3 février, un roulement de tambour voilé précède la lecture d’un communiqué spécial du Grand Commandement de la Wehrmacht, l’OKW :

« La bataille de Stalingrad a pris fin. Fidèle à son serment de combattre jusqu’à son dernier souffle, la VIe armée sous le commandement exemplaire du maréchal Paulus a succombé sous l’assaut d’un ennemi supérieur en nombre et en raison de circonstances défavorables auxquelles elle eut à faire face. »

Puis on entend le deuxième mouvement de la Cinquième Symphonie de Beethoven.

Le Führer a décidé, annonce le speaker, qu’un deuil de quatre jours sera décrété pendant lequel tous les théâtres, music-halls, cinémas seront fermés.

L’Allemagne se recroqueville, s’enferme, souffre, pleure, mais aussi, pour la première fois, murmure.

Les membres du Parti n’arborent plus leur insigne, renoncent à se saluer en lançant bras levé le traditionnel Heil Hitler !

On ose, même avec des inconnus, colporter des rumeurs, et répéter – signale le service de renseignements de la SS – « n’importe quelle histoire drôle sans avoir à prendre en compte le risque d’être rabroué et encore moins dénoncé à la police ».

En fait, les Allemands ne peuvent encore imaginer ce qui s’est passé à Stalingrad et que décrivent les journalistes russes, qui eux-mêmes n’osent pas toujours l’écrire.

« C’était littéralement jonché de cadavres, dit l’un, nous les avions proprement encerclés et nos Katiouchas avaient donné à plein… Des milliers de véhicules, de canons, et même des dépôts de vivres ont été saisis ! Et j’ai vu des milliers de prisonniers allemands qu’on emmenait sur le fleuve gelé. Seigneur, quelle mine ils avaient ! Sales, de longues barbes hirsutes : beaucoup avaient des ulcères et des furoncles, et leurs vêtements étaient des loques. J’en ai vu trois tomber et mourir, en quelques minutes, de faim, d’épuisement, de froid. »

« C’est l’artillerie qui a fait le principal travail, confie un soldat. On se rapprochait des blockhaus et on les écrasait avec nos Katiouchas à trente mètres. »

Le Führer qui reçoit von Manstein, le samedi 6 février, dans sa tanière du loup, semble pour la première fois conscient de ses responsabilités personnelles dans l’échec. Il manifeste même du remords, sachant aussi que c’est ainsi qu’il peut convaincre von Manstein.

Le Feldmarschall ne peut qu’être sensible au fait que Hitler déclare que « parce qu’il est le Führer, il porte seul la responsabilité entière de la fin tragique de la VIe armée ».

« J’ai l’impression, confie von Manstein, qu’il est profondément affecté par cette tragédie qui témoigne de l’échec criant de son système, et profondément accablé aussi par le sort de tous les soldats qui, parce qu’ils ont cru en lui, ont combattu jusqu’au bout et fait leur devoir avec tant de courage et de dévouement. »

Cette posture et cette stratégie – retourner le deuil et l’échec pour cimenter autour du Führer la nation allemande –, Goebbels les met en œuvre le 18 février lors d’une grande réunion au Sportpalast de Berlin.

Devant 14 000 personnes il prononce un grand discours qui sera radiodiffusé, imprimé dans tous les journaux et rediffusé plusieurs fois.

Ces 14 000 personnes, commence Goebbels, sont « un échantillon représentatif de toute la nation allemande, au front et dans la patrie. Ai-je raison ? ».

La foule hurle « oui ! », applaudit longuement.

« Mais les Juifs ne sont pas représentés ici ! »

Le public tempête, se dresse. Et tout au long du discours, il interrompra deux cents fois Goebbels pour l’approuver, lui répondre.