« Êtes-vous, et le peuple allemand est-il déterminé, interroge Goebbels de sa voix exaltée, si le Führer l’ordonne, à travailler dix, douze et, si nécessaire, quatorze et seize heures par jour et donner le maximum pour la Victoire ? »
La salle se dresse, crie « oui ! », applaudit cependant que Goebbels semble accroché à son pupitre, comme un marin secoué par la tempête à la barre.
« Je vous demande, voulez-vous la guerre totale ? »
Il répète d’une voix aiguë : « Totalkrieg ! »
La vague des « oui ! » déferle durant plusieurs minutes.
« Voulez-vous qu’elle soit, si nécessaire, plus totale et plus radicale que nous ne pouvons même l’imaginer aujourd’hui ? »
« Totalkrieg, Totalkrieg ! », scande, debout, la foule avant de marteler, frappant des pieds en cadence, faisant trembler le plancher du Sportpalast.
« Ordonne, Führer, nous te suivrons ! »
Mais une fois que les cris de la foule des nazis fanatiques ont cessé de retentir, il reste les doutes qui se répandent dans le peuple allemand.
Le service de sécurité SS écrit dans un rapport consacré à l’évolution de l’opinion après Stalingrad que les Allemands voudraient voir le Führer : « Une photo du Führer permettrait aux gens de vérifier par eux-mêmes que ses cheveux ne sont pas devenus entièrement blancs, comme le bruit en a couru. »
On s’étonne qu’il n’ait pas pris la parole pour honorer les combattants de la VIe armée, laissant à Goebbels et à Goering le soin de célébrer leur courage, leur héroïsme.
La presse a beau répéter : « Ils sont morts pour que vive l’Allemagne », on murmure que « c’est le début de la fin », que la capitulation de Paulus « est le jour le plus noir pour l’Allemagne dans l’histoire de notre guerre ».
Les informateurs des SS rapportent qu’une plaisanterie se chuchote, circule : quelle est la différence entre le soleil et Hitler ? demande-t-on. Il faut répondre : « Le soleil se lève à l’est, Hitler se couche à l’est ! »
Le service secret SS souligne aussi que l’écoute des radios étrangères – suisses, notamment – est « devenue de loin plus courante au cours des dernières semaines ».
Le rapport des SS conclut :
« La conviction générale est que Stalingrad marque un tournant dans la guerre. »
En ces premières semaines de l’année 1943, c’est le sentiment du monde entier.
DEUXIÈME PARTIE
Janvier
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mars 1943
« Il n’y a pas de compromis entre le Bien et le Mal… Ce qui permet de ramener les buts de la guerre à une formule très simple : la reddition inconditionnelle de l’Allemagne, de l’Italie et du Japon… »
Déclaration de ROOSEVELT – en présence
de Churchill – à la conférence de Casablanca
24 janvier 1943
« Je vous recommande de parler toujours très haut et très net au nom de l’État. Les formes et les actions multiples de notre admirable Résistance intérieure sont les moyens par lesquels la nation lutte pour son salut. L’État est au-dessus de toutes ces formes et de toutes ces actions. Je mesure très bien les difficultés extrêmes de votre tâche du fait de l’ennemi et du fait des rivalités de tous ordres qui vous entourent. »
Lettre de DE GAULLE à Jean Moulin,
qui devient son seul représentant en France
Février 1943
« J’arrivai au Grand Quartier Général quelque part en Russie, dans l’après-midi du 10 mars. Le soir même, j’étais invité à prendre le thé avec Hitler, à qui je pus ainsi parler en particulier. Il paraissait encore sous le coup de la dépression causée par le désastre de Stalingrad. »
Carnet du maréchal Rommel
La Guerre sans haine
Mars 1943
5.
Stalingrad : ce nom, dans la France occupée de ce début d’année 1943, est sur toutes les lèvres.
Il n’est point besoin de le prononcer.
Parfois, il suffit d’un clin d’œil complice, d’une question prudente :
« Vous avez vu ? Qu’est-ce qu’ils prennent ! »
On cite le refrain d’une chanson satirique, diffusée par Radio-Londres : « C’est la défense élastique… »
On murmure le titre d’un livre qui commence à circuler sous le manteau, Le Silence de la mer, dont l’auteur qui use évidemment d’un pseudonyme est un certain Vercors.
Or, dans les états-majors des mouvements de résistance, on sait qu’il y a des plans pour faire du massif du Vercors une forteresse où pourraient être parachutés armes et combattants. Cette citadelle accueillerait ces jeunes « réfractaires » qui refusent de partir travailler en Allemagne, comme leur en fait obligation la loi du 17 février 1943 sur le Service du Travail Obligatoire qui concerne les jeunes gens nés en 1920, 1921, 1922.
Les trois « classes » – avec des exceptions pour les agriculteurs – sont entièrement mobilisées pour une durée de deux années.
Le Gauleiter Sauckel, chargé de recruter ces travailleurs nécessaires à l’industrie du Reich, a reçu de son ministre Albert Speer des directives précises.
Selon Speer : « Le Führer a indiqué qu’il n’est pas nécessaire à l’avenir d’avoir des égards particuliers vis-à-vis des Français. »
Il faudrait que, avant la mi-mars 1943, « 150 000 spécialistes, 100 000 manœuvres, hommes et femmes, soient transférés en Allemagne ».
Le chef du gouvernement, Pierre Laval, placé devant ces exigences, veut à la fois répondre aux demandes allemandes et conserver aux yeux de l’opinion l’apparence du pouvoir et obtenir quelques concessions.
« Je vous prie de bien me comprendre, dit Laval à Sauckel. J’accepte votre programme. Je ne réclame rien qui puisse affaiblir la force offensive de l’Allemagne. Je prie le Gauleiter Sauckel de reconnaître pleinement les difficultés auxquelles je me heurte. »
Laval le dit et le redit :
« Comment voulez-vous que je fasse ? a-t-il tenté d’expliquer au Führer lors de leur dernière entrevue à la mi-décembre 1942. Où que je me tourne, je n’entends crier que “Laval au poteau !”.
— J’ai confiance en vous, a répondu Hitler. Je ne traiterai qu’avec vous. Vous êtes le dernier gouvernement de la France. Après vous, ce sera un Gauleiter. »
Et Ribbentrop, le ministre des Affaires étrangères du Reich, développe le même argument, le 2 janvier 1943 :
« La France se trouve aujourd’hui à un carrefour. Elle doit choisir entre son adhésion sans réserve à l’Europe et sa disparition totale de la scène du monde. »
Laval cède, parce qu’il est allé trop loin dans la collaboration pour pouvoir se renier, et parce qu’il a besoin de l’illusion qu’il conserve à la France toutes ses cartes en collaborant avec les nazis.
L’un de ses proches confie :
« La souveraineté française est encore sauvegardée. Pierre Laval était parti à ce rendez-vous avec le Führer, investi par le Maréchal des pleins pouvoirs ; il revient de son voyage avec les pleines responsabilités. »
Et Laval ajoute :
« C’est un nouveau départ. On avait donné à la France sa chance, on lui en donne une nouvelle… »
Qui peut le croire ?
Il faudrait imaginer que l’Allemagne peut encore gagner la guerre. Et il suffit de ce nom, Stalingrad, pour que le doute détruise les illusions auxquelles s’accrochent les collaborateurs les plus compromis.