Pierre Brossolette se sait perdu : il connaît tout de l'organisation de la Résistance. Rien ne lui sera épargné. Conduit avenue Foch, au siège de la Gestapo, Brossolette trompe la surveillance des gardiens et se jette du cinquième étage dans le vide.
Il meurt à minuit le 22 mars 1944.
La Gestapo enverra son corps - avec d'autres cadavres - au Père-Lachaise, pour y être incinéré. Il n'est plus qu'une poignée de cendres anonymes.
Pour le seul mois de mars et pour les seules cours martiales de Darnand, 38 patriotes sont condamnés à mort et, après un simulacre de jugement, fusillés par les gardes mobiles.
Les Allemands organisent des « raids », dans les départements où les maquis se sont développés - Jura, Ain, Savoie, Haute-Savoie, Gard, Lozère, Ardèche, Dordogne, Corrèze, Haute-Vienne.
Les « tueurs » de la bande Bonny-Lafont les accompagnent, volent, violent, torturent, assassinent.
Quand deux officiers SS sont tués non loin de Brantôme, la ville est livrée aux tueurs de Bonny-Lafont, ces derniers paradant en uniforme d'officiers de la Gestapo.
Ils exécutent 25 otages, et multiplient les sévices.
Puis ils investissent Tulle, frappant les passants, terrorisant la population.
Aux côtés de Bonny et de Lafont, un « capitaine » Henry commande la « Waffen nord-africaine » composée de repris de justice, prêts à toutes les violences.
Fermes, hameaux brûlés, paysans fusillés, blessés achevés : pas un département de France n'échappe à cette terreur que les Allemands et leurs séides appliquent systématiquement.
Les morts sont enfouis dans la mémoire désespérée de leurs proches, mais ils sont trop humbles pour rester vivants dans l'histoire nationale.
Qui se souvient du massacre de tous les habitants du hameau des Crottes, près de la Bastide-de-Virac dans l'Ardèche ? Ils étaient 16, hommes, femmes et enfants.
Et qui se souvient des 17 pendus de Nîmes ?
« ... Traversant Nîmes à bicyclette pour retourner à Montpellier, raconte un résistant, j'ignorais tout des sauvages exécutions d'otages auxquelles les nazis venaient de procéder quelques heures plus tôt en divers points de la ville. C'est à la sortie du passage inférieur sous le viaduc du chemin de fer, en arrivant à Nîmes par la route d'Uzès, que j'ai vu les premiers cadavres de suppliciés. Six hommes avaient été poussés dans le vide par-dessus le parapet auquel avaient été fixées des cordes. Les jambes dépassaient très largement et chaque fois qu'un car ou un camion passait sous le viaduc, il les heurtait, imprimant aux corps un sinistre balancement. Les quelques passants se hâtaient, osant à peine lever les yeux. Les rares automobilistes arrivant de face freinaient brutalement, puis repartaient et passaient sous ce gibet improvisé.
« À la sortie de Nîmes, à l'embranchement de la route de Montpellier, six autres malheureux étaient pendus aux branches des grands arbres du boulevard Jean-Jaurès. Il y avait là, par contre, un petit groupe d'hommes et de femmes. Je leur appris qu'il y avait six autres pendus au viaduc de la route d'Uzès. L'un d'eux me dit qu'il venait d'en voir plusieurs à un autre viaduc de la ville.
« Nous devions apprendre par la suite que les corps étaient ainsi restés exposés jusqu'à une heure avancée de la nuit. »
Durant ces trois mois ensanglantés, les 22 partisans de la Main-d'Œuvre Immigrée (FTPF-MOI), dont le chef est l'Arménien Missak Manouchian, sont arrêtés et jugés. Ils sont étrangers, communistes, juifs pour 9 d'entre eux.
Les Allemands ont voulu un procès public, devant une cour martiale allemande, car ces partisans, par leur origine et leur appartenance politique, incarnent aux yeux des nazis ces judéo-bolcheviks apatrides qui composent l'Armée du crime.
Sur une « affiche rouge », les portraits de 10 d'entre eux, « hirsutes menaçants », doivent révéler le vrai visage du terrorisme.
On attribue à Manouchian, « chef de bande : 56 attentats, 150 morts et 600 blessés. »
Ils sont exécutés le 21 février. Une seule femme fait partie du groupe.
« Le recours en grâce de la Juive Golda Bancic, étudiante en philosophie, a été admis », précise le tribunal.
Transférée en Allemagne, Golda Bancic sera décapitée à la hache à Stuttgart le 10 mai 1944.
Aragon écrit, évoquant cette « affiche rouge » :
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants.
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents.
7.
Les « Morts pour la France » en ces premiers mois de l'année 1944 sont innombrables.
Chaque jour, des hommes et des femmes de tout âge, des enfants tombent sous les balles, ou périssent dans les flammes d'un bâtiment - ferme, hangar, église - où les tueurs - Allemands ou miliciens - les ont enfermés.
Il y a ceux dont l'occupant et ses assassins à sa solde affichent les visages et les noms.
On veut, on espère que ces corps identifiés vont hanter les Français.
Parfois, c'est toute la population d'un village qu'on massacre. Ou bien une centaine d'otages.
Les proches découvrent les corps pendus aux arbres, aux balcons, ou bien entassés dans des fossés, à la sortie de l'agglomération, ou abattus dans la cour d'une caserne, d'une école ou d'une prison.
Le 1er avril 1944, un train militaire allemand venant de Russie est détruit par les partisans, près de Lille.
Les SS investissent la ville d'Asq.
Ils hurlent, ils brisent, ils choisissent 86 habitants âgés de 15 à 76 ans et les fusillent, laissant les corps martyrs amoncelés.
Ils devraient, ces cadavres, effrayer, terroriser, contraindre à la soumission, à la passivité.
Au contraire, les maquisards, les partisans, les saboteurs, sont de plus en plus nombreux, de plus en plus audacieux.
Les prisonniers se révoltent dans les prisons où l'ennemi les entasse en attendant de les fusiller ou de les déporter. Une escadrille de Mosquitos de la RAF bombarde, au ras des toits, en exécution d'un plan minutieux, la prison d'Amiens dont les détenus s'évadent : c'est le 15 février 1944, la réussite de l'opération Jéricho.
C'est nous qui brisons les barreaux des prisons pour nos frères, dit le troisième couplet du Chant des partisans.
Quatre jours plus tard, 19 février 1944, les résistants enfermés dans la prison d'Eysses - à Villeneuve-sur-Lot - se rebellent.
Ils se heurtent aux miliciens de Darnand et aux gardes mobiles.
Ils ne peuvent s'évader. Ils négocient leur reddition dont les termes sont acceptés par les miliciens qui, une fois les détenus désarmés, les condamnent à mort, fusillant le chef militaire de la révolte attaché sur son brancard, grièvement blessé. Les gardes mobiles ont constitué le peloton d'exécution.