Ce même dimanche 7 mai, à Tunis, devant une foule immense, de Gaulle déclare :
« Nous savons où est la France. Nous savons qu'elle est dans un peuple ouvertement ou secrètement dressé contre l'envahisseur. À ceux qui n'auraient pas les mêmes certitudes... nous leur proposons de venir demain avec nous aux rendez-vous du peuple de France... dans n'importe lesquels de nos villes et de nos villages une fois délivrés ou enfin quelque part entre l'arc de triomphe de l'Étoile et Notre-Dame de Paris. »
11.
De Gaulle a plusieurs fois imaginé depuis les mois noirs de mai et de juin 1940 ce jour où, mêlé au peuple de Paris, il descendrait les Champs-Élysées.
Les vers d'Edmond Rostand, lus, appris durant son adolescence, lui viennent encore en mémoire :
Je ne veux que voir la victoire !
Ne me demandez pas : « Après ? »
Après, je veux bien la nuit noire
Et le sommeil sous les cyprès !
Il les murmure en ce mois de mai 1944, alors qu'il inspecte les troupes françaises déployées sur le front italien, le long du Garigliano.
Elles sont commandées par les généraux Montsabert et Juin. Ce dernier, que de Gaulle a connu à Saint-Cyr, s'est longtemps, trop longtemps, rangé derrière le maréchal Pétain et l'amiral Darlan.
Mais aujourd'hui Juin mène ses troupes à l'assaut des défenses allemandes et s'il les perce la route de Rome est ouverte.
Dans une guerre, la légitimité d'une nation se conquiert par sa participation aux combats.
C'est pourquoi de Gaulle a voulu qu'il y ait des troupes françaises sur chaque champ de bataille.
De Gaulle a fait Compagnon de la Libération le régiment de chasse aérien Normandie qui, doté d'une cinquantaine d'appareils, livre bataille dans le ciel de Russie, dans la région d'Orel, du Niémen.
Cette escadrille Normandie-Niémen s'est distinguée par le courage de ses pilotes, Pouliquen, Tulasne, Armand, sur ce terrible front de l'Est, où s'est jouée en 1942-1943 la guerre.
Et dans l'attente du second front, c'est encore en Russie que les combats décisifs ont lieu.
Hitler, même s'il déclare que dès le Débarquement allié - l'« invasion », disent les Allemands, - le front de l'Ouest sera déterminant, sait bien que l'armée Rouge est le péril majeur.
Toutes les nations de l'Europe centrale, Roumanie, Hongrie, Yougoslavie, un temps alliées, cherchent, devant les victoires russes, à se dégager de l'Alliance allemande.
La Roumanie l'a déjà fait : les divisions roumaines ont déserté et se sont rangées du côté russe.
Les peuples de Yougoslavie se sont divisés. Les Serbes combattent la Wehrmacht, et les Croates les Serbes. Là, dans ces Balkans, se livrent des luttes sauvages. Les musulmans ont constitué des divisions commandées par des officiers allemands et se conduisent avec férocité.
Reste la Hongrie, dirigée par le régent Horthy.
De nombreux signes indiquent qu'elle s'apprête à changer de camp.
Le 18 mars 1944, Hitler convoque Horthy à Klessheim.
Le Führer est brutal.
La Hongrie, dit-il, occupe une place cruciale dans la lutte contre le bolchevisme. Le Reich a besoin de l'essence qu'elle produit. Mais là n'est pas le plus important : 600 000 Juifs vivent tranquillement en Hongrie. Ils ont « enjuivé » le pays ! Ils sont une menace pour le Reich, pour l'Europe.
« Demain, 19 mars, dit Hitler mettant fin à l'entretien, la Wehrmacht occupera la Hongrie. Ou bien le régent Horthy s'incline et l'occupation se fera sans effusion de sang, ou bien... »
Horthy se soumet.
Le régent n'a pas le choix.
Le train qui le ramène à Budapest est suivi par des convois de troupes allemandes.
Eichmann et son « Unité d'intervention spéciale de Hongrie » arrivent à Budapest dès ce 19 mars 1944.
Himmler vient de répéter aux officiers SS qu'il a réunis :
« Il faut exterminer la juiverie avec armes et bagages. C'est certainement la solution la plus cohérente, même si elle est aussi la plus brutale.
« La plupart d'entre vous savent ce que ça veut dire, 100 cadavres côte à côte ou 500 000 couchés là. Avoir continué à le faire jusqu'au bout et - à part une poignée d'exceptions dues à la faiblesse humaine - être restés corrects, c'est ce qui nous a trempés.
« Car nous devons assumer la responsabilité de résoudre complètement cette question pour notre époque. »
Il suffit de quelques jours pour que la machine à exterminer se mette à tourner.
Les SS et les hommes de Eichmann ne sont qu'une poignée, mais la gendarmerie hongroise - sous l'œil compréhensif, approbateur de la population - est à leur service et agit avec célérité et même enthousiasme.
Le port de l'étoile jaune est rendu obligatoire.
La Gestapo arrête à Budapest plusieurs milliers de Juifs appartenant à l'élite sociale. Des camps de concentration sont ouverts en Autriche.
Dans les provinces hongroises, on crée des ghettos et des camps. Et le 14 mai 1944 partent les premiers convois pour Auschwitz.
Le « Conseil juif », créé par les nazis pour représenter la communauté juive, sait - et des milliers de Juifs savent - ce qu'il advient à Auschwitz.
Des évadés du camp d'extermination ont établi un « Protocole d'Auschwitz » détaillé, décrivant les étapes qui conduisent aux chambres à gaz.
Les services hongrois de la BBC ont, à plusieurs reprises, diffusé ces informations.
Mais que faire ?
Huit mille Juifs proches des membres du Conseil réussissent grâce à leurs relations à fuir la Hongrie.
Mais 438 000 Juifs, en quelques semaines, sont envoyés à Auschwitz.
Les Hongrois arrivent par trains entiers, deux ou trois par jour. Presque tous les convois aboutissent directement aux chambres à gaz, car les camps de travail sont pleins. Dès lors, les crématoires sont sous pression. On y brûle jusqu'à 40 000 cadavres par jour.
Les cheminées laissent échapper des flammes de dix mètres, visibles la nuit à des lieues à la ronde. Et flotte dans l'air une odeur entêtante de chair brûlée.
On brûle les corps dans des fosses en plein air.
Höss, le commandant du camp d'Auschwitz, explique d'une voix calme :
« Il fallait attiser le feu dans les fosses, vider l'excès de graisse et retourner constamment la montagne de cadavres en sorte que le courant d'air attise les flammes. »
Trois cent quatre-vingt-quatorze mille Juifs hongrois ont été gazés dès leur arrivée à Auschwitz.
12.
L'odeur de mort ne flotte pas seulement autour d'Auschwitz.
Les soldats russes qui, dans leur offensive du printemps 1944, approchent d'Odessa, puis de Sébastopol, chassant les Allemands de toute la Crimée, reconnaissent cette puanteur de chair morte dans chaque village, le long des routes.
« Le général Koniev a des principes bien établis quant aux cadavres, dit le major Kampov : il faut s'en débarrasser dans les trois jours en hiver, dans les quarante-huit heures en été. »
Mais aux cadavres de soldats - russes et allemands - se mêlent ceux de milliers de chevaux, se décomposant au bord des routes, ces « fleuves » de boue.