Respirer cet air « pourri » donne envie de vomir.
Marcher dans cette boue est un calvaire.
« Des coussins d'une livre de boue collent aux bottes des soldats, raconte Vassili Grossman. Parfois, ils ne parcourent pas plus d'un kilomètre en une heure tellement ce chemin est pénible. Il n'y a pas un endroit sec à des dizaines de kilomètres à la ronde et pour souffler ou se déchausser les soldats s'asseyent dans la boue.
« Les servants de mortiers font route à côté des fusiliers, chacun portant sur soi une demi-douzaine de bombes accrochées avec des ficelles sur le dos et sur la poitrine.
« Peu importe, disent les soldats, pour les Allemands c'est encore pire, pour les Allemands c'est la fin. »
Mais la boue ne recouvre pas les cadavres, elle les emprisonne, elle colle à eux comme un sarcophage. Elle décompose les chairs qui se confondent dans les fosses communes. Car les Allemands ont massacré les Juifs de chaque ville et de chaque village.
Ils se sont conduits en bourreaux, en propriétaires d'esclaves.
« Je connais un village, témoigne un paysan où le SS ordonnait au starosta - le "maire" nommé par les Allemands et dont le SS est le maître - de lui procurer chaque nuit des jeunes filles, y compris des filles de 13 ou 14 ans. »
Le 10 avril, les Russes entrent à Odessa.
Les Allemands ont eu le temps de transformer en amas de décombres le port, la plupart des usines et plusieurs grands immeubles.
Ils ont fait sauter les conduites d'eau, les centrales électriques. Il faut creuser des puits pour avoir de l'eau !
Le correspondant du Sunday Times, Alexander Werth, écrit que la ville « n'est plus tout à fait l'Odessa que j'ai connue jadis ».
C'est une ville sans Juifs, alors que leur importante communauté avait joué un rôle essentiel dans le développement du grand port de la mer Noire. Ils ont été déportés, abattus, pendus, exterminés.
Certains se sont réfugiés dans les catacombes de la ville, là où se sont aussi terrés les « partisans », et les déserteurs de la Wehrmacht, Alsaciens, Polonais, Slovaques.
Dans ces souterrains où s'abritaient quelques milliers de partisans, plusieurs nids de mitrailleuses défendaient l'accès des couloirs principaux, les vivres de secours, les puits et les dépôts d'armes.
Mais c'est l'armée Rouge et non les « partisans des catacombes » qui ont libéré la ville.
Et après quelques jours, les Russes lancent une nouvelle offensive dont le but est la reconquête de la Crimée et de Sébastopol, cet autre grand port de la mer Noire.
Dans son Grand Quartier Général, Hitler laisse éclater sa colère.
Le colonel-général Jeanicke vient d'oser dire qu'il ne peut pas tenir Sébastopol.
Les Russes, argumente-t-il, disposent de 470 000 hommes, d'un matériel considérable. Leur flotte contrôle la mer Noire et on ne pourra évacuer les troupes. Pas de Dunkerque possible à Sébastopol.
Nous sommes 50 000, dit Jeanicke.
Hitler hurle. Qui parle de Dunkerque !
La Crimée, dit-il, a été le « dernier bastion des Goths ». Il compte même finir ses jours, après la victoire, dans le Palais des Tsars !
Il ne veut pas que la Crimée devienne le porte-avions de la Russie d'où l'on s'envolera pour frapper l'Allemagne et les puits de pétrole roumains de Ploiesti.
Jeanicke est limogé.
Le colonel-général claque les talons et rédige aussitôt un message d'adieu à ses hommes.
« Le Führer m'a appelé à d'autres fonctions. Je dois donc dire un adieu amer à mon armée.
« C'est avec une profonde émotion que je me souviendrai de votre courage exemplaire.
« Le Führer vous a confié un devoir d'une importance historique.
« La XVIIe armée tient Sébastopol et à Sébastopol les Soviets seront taillés en pièces. »
Le 5 mai, les Russes attaquent la crête de Sapoun, une colline qui domine d'une soixantaine de mètres Sébastopol. C'est « la clé de Sébastopol ».
L'armée Rouge écrase ses défenseurs sous le feu de centaines de mortiers. Les bombardements aériens durent plusieurs heures. Puis, les lignes de tranchées ayant été bouleversées, transformées en fosses, l'infanterie lance son « Hourra ! ».
Les pertes sont de part et d'autre considérables.
Le 9 mai, Hitler se résigne à donner l'ordre d'évacuation. Il est trop tard. Les 50 000 Allemands laissés dans l'enceinte de la ville sont condamnés à mourir.
De petits navires allemands s'approchent des côtes et tentent d'évacuer les soldats pris au piège. Mais ils sont coulés par les Russes. L'aviation mitraille les radeaux sur lesquels les Allemands essaient de fuir.
L'artillerie pilonne les défenseurs qui commencent à se rendre par groupes.
Des milliers de blessés agonisent sur le promontoire de Sébastopol. Sept cent cinquante SS s'y sont rassemblés autour du phare et refusent de se rendre.
Ceux qui ne sont pas tués par les Russes se suicident.
Ici, à Sébastopol, dans toute la Crimée, on a le sentiment de piétiner des épaisseurs d'ossements : ceux de la guerre de 1855, ceux de la révolte de la flotte de la mer Noire - en 1905, - ceux de 1917 et de 1920, et ceux de 1941-1942, lors du siège de Sébastopol par les nazis.
Et il y avait eu les victimes de la Gestapo, dont les policiers étaient assistés par les Tatars de la Crimée, hostiles aux Russes.
Ces Tatars désignent aux Allemands les soldats russes qui, après la chute de Sébastopol en 1942, ont revêtu des vêtements civils.
En mai 1944, Staline exige qu'on châtie les Tatars de manière exemplaire, qu'on les déporte tous. Qu'ils subissent le sort des Allemands de la Volga eux aussi chassés de leurs terres colonisées depuis deux siècles et même plus !
Partout l'odeur de mort.
Le sol est jonché de casques, de fusils, de baïonnettes allemandes.
Autour du promontoire et de son phare, la mer est couverte des cadavres auxquels les vagues redonnent un semblant de vie.
Sur la terre, le vent empuanti par la mort disperse les photographies, les lettres, les carnets et les cahiers chargés de tous ces destins que la guerre a écrasés.
Le 1er mai 1944, Staline, dans son ordre du jour, salue l'effort des Alliés « qui tiennent un front en Italie et éloignent ainsi de nous des forces allemandes considérables. En outre, ils nous livrent un excellent matériel de guerre et bombardent systématiquement des objectifs militaires en Allemagne, dont ils minent ainsi le potentiel militaire... ».
En évoquant les efforts communs de l'URSS, des États-Unis et de la Grande-Bretagne, Staline conclut :
« Seule une telle offensive combinée peut abattre l'Allemagne hitlérienne. »
Il n'y aura donc pas de rupture de la Grande Alliance, et pas de paix de compromis.
Les trois Alliés affirment qu'ils veulent « la libération de l'Europe et l'écrasement de l'Allemagne hitlérienne sur son propre sol ».
13.
Cet ordre du jour de Staline, le Feldmarschall Erwin Rommel en a eu connaissance mais n'y a guère prêté attention. Il s'en est cependant ouvert à son nouveau chef d'état-major, le général Hans Speidel.
Il a toute confiance en cet officier qui est docteur en philosophie de l'université de Tübingen.
Speidel, lorsqu'il a été reçu par Rommel pour la première fois, lui a révélé qu'il fait partie d'un groupe d'officiers - les généraux von Falkenhausen, von Stülpnagel, von Tresckow, Schlabrendorff, Beck, Wagner, et tant d'autres - décidés à renverser Hitler.
L'un des conspirateurs, le lieutenant-colonel Klaus Stauffenberg, a déjà voulu, le 26 décembre 1943, faire exploser une bombe au Grand Quartier Général du Führer, mais celui-ci n'a pas participé à la réunion prévue.