L'écrivain journaliste Vassili Grossman recueille les témoignages de quelques-uns des survivants de la communauté juive de Berditchev, sa ville natale.
Sa main tremble quand il évoque les Ukrainiens qui ont été complices des soldats allemands. Ils se sont partagé les biens de ceux qu'on allait exterminer. Ils ont dénoncé, ils ont livré leurs voisins aux tueurs nazis.
Il y a les Juifs que les soldats forcent à sauter dans d'énormes fosses pleines d'un produit à tanner, très corrosif.
Les Allemands qui prennent part à cette « exécution » la considèrent comme un « divertissement ». Ils tannent de la peau juive !
D'autres obligent les vieux à se couvrir de leur tallith - châle de prière - et à célébrer le service religieux dans la vieille synagogue, en priant Dieu de pardonner les fautes commises contre les Allemands.
Puis les soldats ferment les portes de la synagogue et mettent le feu à l'édifice.
C'est aussi un massacre « divertissant ».
Et l'est aussi celui qui consiste à ordonner aux femmes juives de se dévêtir, de traverser une large rivière, et à les contraindre de nager en leur promettant la vie sauve. Puis les soldats les forcent à aller d'une rive à l'autre jusqu'à ce qu'elles meurent noyées d'épuisement.
Divertissant !
Comme l'est l'exigence d'un officier allemand qui veut que le vieux boucher rituel montre comment « le Juif travaille ». On lui tend son coutelas et on pousse devant lui les trois petits enfants de la voisine.
Telle est la réalité de la guerre voulue et conduite par Hitler.
Le Führer, ce 1er janvier 1944, lance un appel au peuple allemand.
Il pourrait reprendre mot à mot le discours qu'il avait prononcé le 1er septembre 1939, le jour de l'agression contre la Pologne allumant ainsi l'incendie de la Deuxième Guerre mondiale.
« Je n'exige d'aucun homme allemand autre chose que ce que j'ai été prêt à faire moi-même de 1914 à 1918, disait-il. Dès maintenant je ne veux plus être autre chose que le premier soldat du Reich allemand. J'ai ainsi repris la tenue qui m'était la plus chère et la plus sacrée. Je ne la quitterai qu'après la victoire ou bien je ne verrai pas cette fin. »
Il a donc dit en 1939 qu'il ne pourra ni affronter ni accepter une défaite.
En janvier 1944, il a la même détermination.
« Je dis en confiance au peuple allemand : où que les Alliés débarquent, ils recevront l'accueil qu'ils méritent !
« L'année 1944 imposera aux Allemands de durs et pénibles efforts. Pendant cette année, cette gigantesque guerre approchera de son moment critique. Nous avons pleine confiance de le surmonter victorieusement. »
La voix du Führer est sourde, voilée, mais ferme. Il conclut : « La Providence donnera la victoire à celui qui en sera le plus digne. »
La victoire de l'Allemagne, Pierre Laval, le chef du gouvernement « français », l'a souhaitée, le 22 juin 1942, et cette déclaration lui colle à la peau comme un signe d'infamie.
Il a misé sur le Führer, et c'est sa vie qui est en jeu.
Le 2 janvier 1944, il réunit 120 présidents de Chambres de métiers. Il a le visage couleur de cendre. Il parle avec une lassitude tranquille, une nonchalance que démentent ce regard mort, ces cernes noirs sous les yeux, cette façon qu'il a de mordiller sa moustache en parlant.
« Je vous dis avec cette tranquillité que j'ai toujours quand j'exprime six mois trop tôt une vérité que les Français acceptent facilement six mois plus tard, que l'armée allemande ne sera pas battue. »
Il n'a pas osé redire : « Je souhaite la victoire de l'Allemagne. »
Laval change de ton, le 5 janvier, quand il s'adresse aux chefs régionaux et départementaux de la Milice dont le Waffen-SS Joseph Darnand est le chef.
Darnand est assis au premier rang, bras croisés. Il fait partie depuis le 31 décembre 1943 du gouvernement Laval avec les fonctions de Secrétaire général au Maintien de l'ordre.
« La démocratie, commence Laval, c'est l'antichambre du bolchevisme... En 1940, il n'y avait pas d'autre politique à faire que celle qu'a faite le Maréchal, conseillé passionnément par moi... »
Laval tend le bras vers Darnand.
« Je marche en plein accord, dit-il, en total accord avec Darnand. »
Darnand, dans son uniforme noir, se pavane.
Il est le « grand exécuteur du terrorisme d'État » que Pierre Laval met en place pour tenter de briser l'élan de la Résistance.
Darnand est autorisé à créer, en ce mois de janvier 1944, des cours martiales composées de trois membres, habilitées à prononcer des condamnations à mort, immédiatement exécutées.
Laval convoque les intendants de police et leur intime l'ordre d'« obéir en tout à Darnand qui a sa pleine confiance ».
La Milice combat le « terrorisme judéo-bolchevique », elle juge, fusille, opère sur tout le territoire français.
Les miliciens bénéficient de l'impunité.
Bras armé de Laval, ils sont les assassins en uniforme, couverts par leur chef Darnand, secrétaire général, membre du gouvernement et Waffen-SS.
Ils tuent.
Le 10 janvier 1944, des miliciens venus de Lyon, dirigés par leur chef régional - Joseph Lécussan, - accompagnés de policiers allemands, se présentent au domicile « clandestin » de l'ancien président de la Ligue des Droits de l'Homme, Victor Basch, âgé de 80 ans. Les Allemands le jugeant trop vieux pour être arrêté, les miliciens l'abattent ainsi que sa femme âgée de 79 ans !
Lécussan revendique ce double assassinat et le justifie, révélant les obsessions des « ultras » collaborateurs, et la haine qui les habite.
« Pourquoi ai-je tué Victor Basch ?
« Cet échappé des ghettos de l'Europe centrale était l'une des puissances occultes qui donnaient des ordres au gouvernement français. Il symbolisait la mafia judéo-maçonnique ayant asservi la France. Il fut le créateur du Front Populaire qui devait conduire le pays à la catastrophe.
« Professeur à la Sorbonne, il pourrissait la jeunesse française. Prototype du Juif étranger venu faire de la politique en France, en se poussant dans la franc-maçonnerie, Victor Basch ne méritait pas de vivre en paix alors que tant d'innocents étaient morts par sa faute... »
Le corps de Victor Basch et de sa femme, tués de plusieurs coups de feu, sont découverts le lendemain matin, au bord d'une petite route de campagne.
Et presque chaque jour désormais, la Milice de Darnand et de Laval assassine.
Ils veulent, appuyés par les polices allemandes - la Gestapo, les SS, - exterminer les « terroristes ».
Cette logique de guerre civile qu'ils déploient, ils savent que c'est leur dernier sursaut : puisque nous allons mourir, tuons ceux qui vont vaincre !
Face à eux, il faut que la Résistance se renforce, obtienne des armes, juge les collaborateurs, se prépare à conduire, après le Débarquement et la Libération, une rigoureuse politique d'épuration.
De Gaulle veut en convaincre Churchill qu'il rencontre à Marrakech où le Premier ministre anglais, en convalescence, l'a invité.
C'est le 12 janvier 1944.
Il fait beau ce jour-là.
Churchill est joufflu, rose, potelé. De Gaulle se souvient que souvent les proches du Premier ministre parlent de lui avec tendresse comme d'un « vieux bébé ».
Churchill porte un chapeau texan. Il semble hésiter entre la mauvaise et la bonne humeur.
De Gaulle choisit de parler anglais. Il entend Churchill au moment où, après le déjeuner, on passe au jardin, dire à Duff Cooper :
« Maintenant que le général parle si bien l'anglais, il comprend parfaitement mon français. »