- Si cette offre est rejetée, dit Bevin, le Parti travailliste en sera offensé. »
De Gaulle se tourne, fixe le ministre travailliste.
Oui, la colère peut et doit s'exprimer. C'est aussi une arme.
« Comment ! s'exclame-t-il. Nous vous avons envoyé des propositions depuis septembre dernier. Vous ne nous avez jamais répondu. Le gouvernement français existe, je n'ai rien à demander dans ce domaine aux États-Unis, non plus qu'à la Grande-Bretagne. »
Il parle d'une voix tonnante. Il dit que les Anglo-Américains ont toujours refusé d'évoquer la question de l'administration des territoires libérés.
« Comme demain les armées vont débarquer, je comprends votre hâte de voir régler la question. D'ailleurs, Londres et Washington ont pris leurs dispositions pour se passer d'un accord entre nous. Je viens d'apprendre par exemple qu'en dépit de nos avertissements les troupes et les services qui s'apprêtent à débarquer sont munis d'une monnaie prétendument française, fabriquée par l'étranger. Comment voulez-vous que nous traitions sur ces bases ? »
Il s'interrompt. Le silence est lourd.
« Allez, faites la guerre avec votre fausse monnaie ! » lance de Gaulle sur un ton de mépris.
Le visage de Churchill est empourpré.
« Que le général de Gaulle aille ou non rendre visite au Président, cela le regarde, dit-il. Mais je le lui conseille fortement. »
Quelques échanges encore, puis tout à coup de Gaulle voit Churchill qui se dresse à demi, qui vocifère :
« Sachez-le, Général ! Chaque fois qu'il nous faudra choisir entre l'Europe et le grand large, nous serons toujours pour le grand large. Chaque fois qu'il me faudra choisir entre vous et Roosevelt, je choisirai toujours Roosevelt. »
Bevin murmure que Churchill a parlé pour son compte et nullement au nom du cabinet britannique.
Silence. De Gaulle ne bouge pas. Churchill lève son verre.
« À de Gaulle, qui n'a jamais accepté la défaite, dit-il d'une voix lente et sourde.
- À l'Angleterre, à la victoire, à l'Europe ! » lance de Gaulle.
On marche dans la bruine jusqu'à une grande tente située à quelques centaines de mètres dans la forêt.
Eisenhower est aimable. Il expose devant des cartes le déclenchement de l'opération Overlord et son plan de bataille.
Mais il devra peut-être le retarder compte tenu des mauvaises conditions météorologiques.
« À votre place, je ne différerais pas », dit de Gaulle.
Comment garder le secret, maintenir un moral élevé pendant plusieurs semaines ?
Eisenhower paraît gêné, hésitant.
« Mon général, dit-il enfin, j'adresserai le jour du Débarquement une proclamation à la population française, et je vous demanderai d'en faire une également. »
Voilà le second piège.
« Vous, une proclamation au peuple français ? dit de Gaulle d'un ton glacial. De quel droit ? Et pour leur dire quoi ? »
Il prend le texte d'un mouvement vif, le parcourt.
Colère. Indignation.
Le peuple français est invité à « exécuter les ordres » d'Eisenhower. L'administration doit rester en place. Une fois la France libérée, les Français choisiront eux-mêmes leurs représentants et leur gouvernement.
Pas une seule référence au Gouvernement Provisoire, à de Gaulle. Une fois de plus, la France est traitée en mineure, les hommes de Vichy sont maintenus en place !
C'est la politique de Roosevelt qui continue. Et à quoi bon proposer de modifier ce texte alors qu'il est déjà tiré à quarante millions d'exemplaires ?
Quel serait dans ces conditions le sens d'une intervention à la radio, sinon d'accepter cette soumission de la nation, cet effacement de la France Combattante, de l'indépendance de son Gouvernement Provisoire ?
De Gaulle refuse de rentrer à Londres avec le train de Churchill. Il va regagner la capitale en voiture avec ses compagnons.
Il apprend que la BBC, sans consulter le général Koenig ou le BCRA, Bureau Central de Renseignements et d'Action, vient de lancer l'équivalent d'un appel à l'insurrection générale !
Fureur. Amertume.
De Gaulle, les dents serrées, se laisse aller à la colère. Churchill est un gangster.
« On a voulu m'avoir. On ne m'aura pas. Je leur dénie le droit de savoir si je parle à la France. »
Il refuse que les officiers français de liaison administrative, pourtant formés dans ce but, débarquent avec les Alliés.
Ce n'est pas une question de stupide orgueil, mais le principe de la souveraineté nationale qui est en cause. La France est-elle une nation indépendante ou bien sera-t-elle traitée par les vainqueurs comme un pays de second rang auquel on impose des lois, une « fausse monnaie » ?
De l'autre côté de la Manche, les Allemands ignorent ces tensions entre de Gaulle et les Alliés, ces hésitations d'Eisenhower quant à la date du D-Day, les choix longuement préparés des plages normandes - 80 kilomètres de front d'ouest en est, Omaha Beach, Utah Beach, Juno, Gold et Sword.
Le samedi 3 juin, Rommel note :
« Ai passé l'après-midi avec le commandant en chef du front ouest. Von Rundstedt envisage de se rendre en Allemagne. »
Le 4 juin, le chef du service de météorologie de la Luftwaffe à Paris a fait savoir qu'en raison des mauvaises conditions atmosphériques on ne pouvait prévoir une action alliée avant une quinzaine de jours au moins.
Rommel prend ses dispositions pour quitter en auto son quartier général de La Roche-Guyon.
Il a obtenu de von Rundstedt l'autorisation de partir dans la matinée du 5 juin.
« Un débarquement pendant cette période est d'autant moins à craindre que les marées vont être des plus défavorables au cours des jours suivants. En outre, aucune multiplication des reconnaissances aériennes n'a signalé l'imminence d'une opération de ce genre. L'important pour moi est d'avoir une conversation avec le Führer à l'Obersalzberg, pour lui exposer notre infériorité numérique et matérielle dans l'éventualité d'un débarquement et lui demander d'envoyer en Normandie deux divisions blindées supplémentaires, dont une de DCA, et une brigade de lance-fusées... »
Après avoir rédigé ce rapport, Rommel monte dans sa voiture et prend la route de Herrlingen pour passer la nuit avec sa famille et, de là, gagner Berchtesgaden pour conférer avec le Führer.
DEUXIÈME PARTIE
5 juin
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20 juillet 1944
« Les armées allemandes et anglo-saxonnes sont aux prises sur notre sol. La France devient un champ de bataille... Français, n'aggravez pas vos malheurs par des actes qui risqueraient d'appeler sur vous de tragiques représailles...
Obéissez donc aux ordres du gouvernement... Les circonstances de la bataille pourront conduire l'armée allemande à prendre des dispositions spéciales dans les zones de combat. Acceptez cette nécessité...
Discours radiodiffusé de PÉTAIN
enregistré il y a plusieurs semaines,
matinée du mardi 6 juin 1944
« La bataille suprême est engagée : bien entendu, c'est la bataille de France et c'est la bataille de la France... La France, submergée depuis quatre ans, mais non point réduite ni vaincue, la France est debout... Derrière le nuage si lourd de notre sang et de nos larmes, voici que reparaît le soleil de notre grandeur. »
Discours du général DE GAULLE
prononcé à Londres devant les micros