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20.

Hitler, alors que sa voiture roule entre les forêts de l'Obersalzberg, se souvient-il qu'il y a quatre ans, presque jour pour jour, il s'apprêtait à visiter Paris, réalisant ainsi l'un de ses rêves ?

Ses soldats étaient entrés dans la capitale prétentieuse et vaniteuse. Elle avait été déclarée ville ouverte. C'était le 14 juin 1940.

De ce jour d'humiliation, presque de honte, et d'une tristesse amère, de Gaulle se souvient.

Ce 14 juin 1944, il est debout sur la passerelle de la frégate des Forces Navales Françaises Libres, La Combattante.

L'aube est grise, la mer mauvaise.

Il approche de la côte française. Il va fouler le sol de la patrie pour la première fois depuis quatre ans.

Il enfonce ses mains dans la longue capote kaki boutonnée jusqu'au cou.

Il voudrait que la joie le soulève, mais il se sent enveloppé par une chape lourde comme ce manteau.

Il est grave. Il s'étonne d'être soucieux.

Ce peuple qu'il va découvrir, qu'est-ce qu'il est devenu ? Correspond-il à celui qu'il a si souvent invoqué, exalté durant quatre ans ?

Et ce peuple qu'il a vu encore il y a peu, lors de la projection d'un film, se rassembler autour de Pétain de passage à Paris, reconnaîtra-t-il de Gaulle ?

Et puis, il y a l'avenir du pays. La guerre qui continue. Les communistes qui contrôlent une grande part de la Résistance. Les Alliés qu'il va falloir placer devant le fait accompli.

Il se tourne, cherche des yeux François Coulet qu'il a nommé commissaire de la République de la zone libérée. Le colonel de Chevigné, lui aussi Français Libre de 1940, doit commander la subdivision militaire.

Il faut imposer ces deux hommes dès aujourd'hui pour qu'ensuite des nominations de ce type se généralisent dans chaque région libérée et que l'AMGOT tombe en poussière.

Tant d'autres problèmes !

Il fume cependant que le navire roule et tangue. Le commandant Patou, qui commande La Combattante, s'approche.

« Patou, je ne céderai pas », dit de Gaulle à mi-voix.

Il dévisage Patou, qui est interloqué.

« Sur l'affaire des billets de banque émis par les Américains, poursuit-il. C'est de la fausse monnaie. »

L'amiral d'Argenlieu, Palewski, Béthouart, Boislambert et Viénot montent à leur tour sur la passerelle. La côte, mince liseré, apparaît.

« Vous rendez-vous compte, mon général, qu'il y a quatre ans jour pour jour, les Allemands entraient dans Paris ? dit Viénot.

- Eh bien, ils ont eu tort ! » répond de Gaulle sèchement.

Les mots ne viennent pas. La poitrine est serrée. La joie écrasée sous l'émotion.

Et pourtant, la plage de Grave, à l'ouest de la Seulles, sur laquelle vient de s'arrêter la vedette amphibie qui l'a conduit depuis La Combattante, c'est le sol de France.

Il allume une cigarette, mais reste silencieux, entouré par ses compagnons et des officiers écossais et canadiens qui viennent de débarquer.

Il aperçoit Boislambert qui le photographie. Il se souvient de Dakar, en septembre 1940, de cette nuit d'abîme après l'échec, les tirs de Français sur des Français. D'Argenlieu avait été blessé là-bas. Il est là, et c'est bien.

De Gaulle monte dans une jeep.

On se dirige vers le quartier général de Montgomery. Des Français enfin, sur la route encombrée de véhicules militaires. Des femmes en noir.

Un curé qui crie : « Mon général, j'ai entendu votre appel... » Il vient de voir passer la jeep. Il l'a suivie avec sa voiture à cheval. Il veut serrer la main du général de Gaulle.

« Monsieur le curé, je vous embrasse », dit de Gaulle.

Dans sa poitrine, quelque chose cède qui libère les mots, la joie.

Il interpelle deux gendarmes, effarés, les charge de se rendre à Bayeux, annoncer son arrivée. Il les regarde s'éloigner sur leurs bicyclettes.

La route, à l'exception de ces deux silhouettes noires, est déserte. La campagne verdoyante, tranquille sous le ciel voilé. La France paraît si paisible, comme si elle avait ignoré la guerre.

Ce n'est que l'impression d'un instant, puisque voici des maisons détruites, des colonnes de soldats britanniques, puis le quartier général de Montgomery installé dans la cour d'un château.

Il écoute le général anglais donner, dans le camion qui lui sert de bureau, les explications concernant la bataille en cours.

Montgomery est souriant, calme, assuré, prudent aussi. Aux parois du camion, il a accroché deux photos, l'une d'Eisenhower et l'autre de Rommel.

De Gaulle reste quelques instants dans la cour du château. C'est cela, la réalité : ce puzzle de situations et de moments qu'il faut rassembler pour leur donner un sens.

Il dit négligemment à Montgomery : « Derrière moi, je laisse le commandant Coulet qui s'occupera de la population. »

Montgomery approuve d'un mouvement de tête. De Gaulle jubile. L'AMGOT est morte avant d'avoir vécu.

Il entre dans Bayeux.

La ville a peu souffert. Ces pavés, ces maisons basses, cette place du Château et cette foule qui se rassemble, qui lui fait cortège, lance des vivats, ces femmes qui éclatent en sanglots, ces enfants qui marchent près de lui au milieu de la rue, c'est la France.

Il se sent charnellement de ce pays qu'il retrouve dans chaque visage, chaque pierre.

Il est ému à ne pouvoir parler, et il ouvre un peu les bras. Il avance comme dans un rêve, entouré, pressé.

« Nous allons ainsi tous ensemble, bouleversés et fraternels, sentant la joie, la fierté, l'espérance nationales, remonter du fond des abîmes. »

Il voit Maurice Schumann qui a débarqué avec les premières vagues alliées, qui a fait préparer cette estrade sur la place du Château. Près de 2 000 personnes sont rassemblées. De Gaulle embrasse les enfants. On lui tend des bouquets. Il monte sur l'estrade. On crie : « Vive de Gaulle ! »

Il veut garder le souvenir de cet instant, de cette foule dans la première ville libérée, de ce premier discours sur le sol de la patrie.

« Honneur et patrie, voici le général de Gaulle ! » lance Schumann.

C'est comme si la place du Château se remplissait de silence.

Il voit ces soldats britanniques appuyés à leurs jeeps, à peine attentifs, et ces visages français avides, tendus, guettant les mots qu'il va prononcer.

Il devine leur attente où se mêlent espérance et anxiété, émotion et sentiment de délivrance. Il est à l'unisson.

« Nous sommes tous émus en nous retrouvant ensemble dans l'une des premières villes libérées de la France métropolitaine, mais... »

Il s'interrompt. Il voudrait laisser la voix lyrique tout emporter.

« Mais... ce n'est pas le moment de parler d'émotion. »

Il regarde ces soldats étrangers qui bavardent entre eux, indifférents.

« Notre cri maintenant comme toujours est un cri de combat, poursuit-il, parce que le chemin du combat est aussi le chemin de la liberté et le chemin de l'honneur... Je vous promets que nous continuerons la guerre jusqu'à ce que la souveraineté de chaque pouce de territoire français soit rétablie. »

Il hausse la voix.

« Personne ne nous empêchera de le faire. Et la victoire que nous remporterons sera la victoire de la liberté et la victoire de la France. Je vais vous demander de chanter avec moi notre hymne national, La Marseillaise. »

Il ferme à demi les yeux. Voilà ce qu'il n'oubliera plus.