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De Gaulle l'écoute calmement.

Le rapport de force entre eux n'est plus le même. La France Combattante existe pour des dizaines de pays.

De Gaulle peut laisser Churchill récriminer, conseiller :

« Il est déraisonnable de s'aliéner les sympathies du président Roosevelt. »

Churchill regrette que le Comité français d'Alger ait décidé de faire arrêter Boisson, Peyrouton, Flandin, et qu'un tribunal militaire s'apprête à juger Pucheu, ces gouverneurs ou anciens ministres de Pétain et Laval.

« Le peuple veut châtier les artisans de la capitulation, explique de Gaulle. Et si l'on veut éviter des troubles d'un caractère révolutionnaire, il ne faut pas donner à l'opinion publique le sentiment d'une impunité possible pour les coupables. »

Il a parlé avec détachement.

Il ne se sent plus agressé par les propos de Churchill. Il le regarde même avec une sorte de tendresse, Churchill paraît d'ailleurs ému. Il évoque le passé. Il dit :

« Dès notre première rencontre à Tours, en juin 1940, je vous ai reconnu comme "l'homme du destin". »

Parfois, Churchill dodeline de la tête.

« Il faut que l'amitié entre les deux peuples survive à cette guerre et se prolonge dans l'après-guerre. »

De Gaulle approuve. Les gestes de Churchill lui paraissent comme empruntés, sa voix un peu pâteuse. La fatigue sans doute, à moins que ce ne soit le déclin ? Déjà ?!

C'est le moment du départ.

« Aimeriez-vous passer les troupes françaises en revue ? demande de Gaulle.

- J'aimerais. Je ne l'ai pas fait depuis 1939, répond Churchill.

- Eh bien, nous passerons ensemble les troupes en revue ! »

La foule de Marrakech crie : « Vive de Gaulle ! Vive Churchill ! » pendant que défilent les unités françaises. Les contingents sénégalais, marocains, algériens forment avec leurs chéchias, leurs turbans, leurs boubous, des groupes colorés.

De Gaulle répond d'un geste aux acclamations.

Churchill est en uniforme d'Air Marshal de la Royal Air Force.

Qui dans cette foule peut imaginer l'envers du décor ?

Ces oppositions brutales, ces pièges, ces questions encore pendantes qui séparent les deux hommes ?

Car Churchill s'est dérobé à propos de l'avenir des territoires français qui seront libérés. Il a plaidé contre l'épuration. Il ne s'est guère engagé sur la fourniture d'armes aux maquis.

Le lendemain 13 janvier 1944, c'est le commissaire à l'Intérieur - équivalent de ministre - du Comité Français de Libération Nationale (CFLN), Emmanuel d'Astier de La Vigerie, qui rencontre Churchill et reçoit ses confidences.

« C'est un grand animal, un grand personnage, votre de Gaulle, dit Churchill. Je l'ai toujours soutenu. Mais comment peut-on s'entendre ? Il déteste l'Angleterre. »

Quand de Gaulle et d'Astier évoquent l'épuration qui frapperait des personnalités vichystes, qui ont aidé les Américains lors du débarquement en Afrique du Nord, Churchill s'exclame :

« Eh bien, si vous le faites, Roosevelt rompra les relations avec vous, et je le suivrai. »

Il lance à de Gaulle d'une voix rageuse :

« Regardez-moi ! Je suis le chef d'une nation forte et invaincue. Et pourtant, tous les matins, au réveil, je commence par me demander comment plaire au président Roosevelt et ensuite me concilier le maréchal Staline. »

Churchill est un réaliste qui sait que, dans cette guerre, les États-Unis et l'URSS sont les deux Grands dont dépendent l'issue du conflit et l'avenir du monde.

Mais le Premier ministre britannique est aussi un passionné qui noue avec Roosevelt et Staline des relations affectives.

« Je suis le loyal second du président Roosevelt, dit-il. Si quelque chose arrivait à cet homme, je ne pourrais le supporter. C'est le plus fidèle des amis ; c'est le plus clairvoyant, c'est le plus grand homme que j'aie jamais connu. » Il est blessé quand Roosevelt établit une relation privilégiée avec Staline, tenant Churchill à l'écart.

« Cela ne lui ressemble pas », murmure le Britannique.

Or il doit constater que Roosevelt veut en finir avec les empires coloniaux, anglais et français, et qu'il l'a dit à Staline. Et Churchill, patriote anglais, est déçu à la mesure de son « affection » pour Roosevelt.

« Le seul fait d'entendre le président crier joyeusement "hello", c'est comme boire une bouteille de champagne », dit-il.

Mais Roosevelt, sans se soucier des intérêts de l'Angleterre et de son ami Churchill, confie à Staline qu'il veut que l'Inde se débarrasse de la tutelle britannique et devienne une grande nation indépendante.

Et ce, au moment même où des nationalistes indiens - Subhas Bose - réclament l'indépendance immédiate de l'Inde, créent, à la fin de l'année 1943, un Gouvernement Provisoire de l'Inde, qui siège à Singapour, sous la tutelle japonaise !

Or les troupes britanniques sont aux côtés des divisions américaines en Birmanie, aux Philippines - dont les Japonais viennent de proclamer l'indépendance.

Et Churchill admire ces Marines américains qui débarquent sous le feu japonais, reprenant une île après l'autre, se rendant maîtres après d'âpres combats des îles Gilbert, Makin et Tarawa.

Churchill, à chaque victoire américaine, félicite Roosevelt, mesure combien les Américains maîtrisent l'art du débarquement, coordonnant l'action de l'aviation embarquée sur les porte-avions et les bombardements par les canons lourds des cuirassés, puis jetant leurs Marines sur les plages ou parachutant des hommes sur les arrières de l'ennemi. Tout cela les prépare à la grande opération Overlord sur les côtes françaises. Et Churchill rencontre souvent le général Eisenhower qui a installé son quartier général en Angleterre.

Churchill se rassure : il est dans le secret des Américains, il imagine peser sur leurs choix.

« J'ai noué avec Roosevelt des relations personnelles étroites, dit-il. Avec lui, je procède par suggestions, afin de diriger les choses dans le sens voulu. »

Mais il faut laisser de Gaulle en dehors des secrets concernant le D-Day, ce « Jour J » dont, en ce mois de janvier 1944, on commence à élaborer les plans détaillés. Certains sont des leurres, conçus pour tromper les Allemands et... de Gaulle.

« N'oubliez pas que cet individu n'a pas pour deux sous de magnanimité, répète Churchill, et que dans cette opération il cherche uniquement à se faire passer pour le sauveur de la France, sans avoir un seul soldat français derrière lui. »

Churchill aime le trait vengeur, même s'il est aussi faux qu'une injuste caricature.

Staline, lui, a des millions de soldats derrière lui, et Churchill ne l'oublie pas.

Il a, pense-t-il, percé à jour le tyran.

Il sait que ce sont les Russes qui ont massacré à Katyn, en 1940-1941, des milliers d'officiers polonais, et non les Allemands.

« Staline, dit-il, est un homme anormal, qui a la chance de pouvoir faire fusiller tous ceux qui sont en désaccord avec lui, et il a déjà utilisé beaucoup de munitions à cet effet. »

Mais les soldats de l'armée Rouge sont sur le Dniepr, ils vont pénétrer en Pologne et dominer les Balkans et l'Europe centrale.

« Tout cela ne manque pas de m'influencer », avoue Churchill à son ministre des Affaires étrangères, Anthony Eden.

« Tout pourrait s'arranger, si je parvenais à gagner l'amitié de Staline, ajoute Churchill. Après tout, le président - Roosevelt - est stupide de penser qu'il est le seul à pouvoir traiter avec Staline. J'ai découvert que je peux parler avec Staline d'homme à homme, et, j'en suis sûr, qu'il se montrera raisonnable. »