22.
La mort, en ce début de l'été 1944, ricane en effet d'un bout à l'autre du monde.
Jamais on n'a autant tué.
La mort vient du ciel et de la terre.
Des centaines de V1 s'abattent sur Londres.
Dans les usines souterraines du Harz, les ingénieurs allemands réunis autour de Wernher von Braun mettent au point le V2, qui vole à 50 kilomètres d'altitude, à 5 000 kilomètres/heure. C'est l'arme absolue. Son premier tir est prévu pour le mois de septembre.
Hitler, le 28 juin, reçoit une nouvelle fois les maréchaux von Rundstedt et Rommel, venus lui répéter qu'ils ne peuvent faire face longtemps à la poussée anglo-américaine. Le Führer s'emporte, évoque les armes nouvelles qui donnent la victoire absolue au IIIe Reich.
Et les bombardiers allemands qui ne peuvent plus percer les défenses anglaises sont remplacés par ces V1 et bientôt ces V2. Les avions de la Luftwaffe sont employés à écraser les maquis du Vercors et d'Auvergne sous leurs bombes.
Dans le camp allié, les forteresses volantes de l'US Air Force, les Wellington de la RAF sont à l'œuvre, réduisant en cendres les grandes villes allemandes.
Des bases américaines ont été créées en Ukraine, dans les territoires libérés par les Soviétiques ; les forteresses décollant des bases italiennes lâchent leurs bombes sur la Hongrie et la Roumanie, atterrissent en Ukraine et, après quelques heures, repartent, chargées de bombes, pour l'Italie.
Le ciel du Japon s'enflamme et les raids américains s'y succèdent.
Mais la mort souveraine surgit d'abord de la terre.
Les Russes ont lancé, le 23 juin 1944, troisième anniversaire de l'attaque allemande du 22 juin 1941, leur grande offensive d'été.
Ils submergent les Allemands sous le nombre des hommes (166 divisions), des canons (31 000 !), des chars, des tanks.
Ils s'enfoncent dans la Biélorussie, libèrent Minsk, foncent vers la Pologne, détruisent 25 divisions allemandes, soit 350 000 hommes. Le succès est plus grand que celui remporté à Stalingrad. Les Allemands, encerclés par les troupes de l'armée Rouge qui s'appuient sur une armée de 140 000 partisans, se rendent par dizaines de milliers.
L'état-major allemand essaie de colmater la brèche, d'empêcher que les Russes ne pénètrent en Prusse-Orientale. Il ne peut plus être question d'envoyer des renforts sur le front de l'Ouest.
Le 16 juillet, la Pravda écrit :
« L'offensive de l'armée Rouge n'a pas seulement ouvert une énorme brèche dans le mur oriental de la forteresse hitlérienne d'Europe. Elle a aussi mis en pièces les arguments de la propagande nazie. Le mythe selon lequel le principal front allemand se trouverait aujourd'hui à l'Ouest a éclaté comme une bulle de savon... Les commentateurs allemands parlent maintenant avec terreur de la bataille sur le front oriental qui, disent-ils, prend des proportions apocalyptiques. »
Les Russes avancent si vite qu'ils atteignent à la fin du mois de juillet la rive est de la Vistule.
Sur l'autre rive, ils aperçoivent Varsovie. Ils ont déjà libéré Lublin et y ont installé un « Comité National Polonais », à leurs ordres.
Partout, en Biélorussie, ils ont découvert les crimes des armées nazies.
Un million de personnes ont été massacrées en Biélorussie : toute la population juive, des centaines de milliers de partisans et leurs « complices », y compris les femmes et les enfants. Dans les faubourgs de la ville de Lublin, les Russes découvrent une fosse contenant 2 500 civils que les Allemands viennent d'abattre.
Les villes sont détruites.
À Minsk, la plupart des habitations ont été incendiées et, dans les décombres, les Allemands ont placé 4 000 bombes à retardement.
Mais l'armée Rouge poursuit son avance rapide : 15 à 25 kilomètres par jour.
Après Lublin, c'est Brest-Litovsk qui tombe le 28 juillet.
Il n'y a plus d'Allemands en Biélorussie.
Devant l'armée Rouge, à portée d'assaut, se trouve la frontière de la Prusse-Orientale, le Reich.
Ce désastre s'est dessiné dès la fin juin.
Lors de leur rencontre avec le Führer, von Rundstedt et Rommel en ont pris conscience.
Ils ont parlé sans précaution.
Rommel a même demandé l'autorisation de punir la division Das Reich pour les massacres perpétrés à Tulle et à Oradour-sur-Glane.
« De telles affaires, déclare-t-il, déconsidèrent l'uniforme allemand. Il n'y a pas à s'étonner de voir ainsi s'accroître les forces de la Résistance française, car l'action des SS y pousse tous les Français dignes de ce nom. »
Hitler répète durement que Rommel doit s'occuper de « son front d'invasion ».
Rundstedt se tait. Et pour cause !
Le général Lammerding, commandant la division Das Reich, n'a fait, assure-t-il, qu'appliquer les ordres du Feldmarschall von Rundstedt !
D'ailleurs, ni Rommel ni Rundstedt ne détiennent des pouvoirs judiciaires à l'égard de la division Das Reich, unité qui ne relève que de l'autorité de Himmler !
Hitler à la suite de cette rencontre limoge von Rundstedt, remplacé par le Feldmarschall von Kluge qui arrive du front de l'Est ; Rommel reste en place, mais il n'est pas décidé à se soumettre sans réagir.
Il écrit à von Kluge :
« Lors de la visite que vous m'avez rendue, j'ai été profondément blessé par les reproches que vous m'avez adressés en présence de mon chef d'état-major et de mon officier de renseignements. Ils se résument à ceci : "Vous devrez vous aussi apprendre à exécuter les ordres reçus." Je vous prie de m'indiquer les raisons qui vous ont amené à formuler une accusation de cette sorte.
« Rommel
« Generalfeldmarschall. »
Le 15 juillet, Rommel écrit une longue lettre au Führer et la fait transmettre par le télétype de l'armée, ce qui est une manière de la rendre publique.
« Les troupes, écrit Rommel, combattent héroïquement sur tout le front, mais la lutte inégale approche de sa fin. »
Au rapport sur la situation militaire, Rommel ajoute de sa main un post-scriptum :
« Je vous demande de bien vouloir tirer les conclusions voulues sans délai.
« Je sens qu'il est de mon devoir de commandant en chef du groupe des armées de le déclarer clairement. »
Rommel confie à son chef d'état-major, le général Speidel : « J'ai donné au Führer sa dernière chance. S'il ne la saisit pas, nous agirons. »
Et cependant que se tissent les derniers fils de la conjuration des officiers de la Wehrmacht contre Hitler, dont Rommel est averti, la mort continue d'œuvrer.
Elle ne ricane plus, elle hurle, et l'on reconnaît les voix des déportés qui, entassés, empilés, écrasés à cent par wagon à bestiaux, sont dirigés de France, par l'Allemagne, vers les camps de Dachau ou d'Auschwitz.
Plus de 700 trains sont ainsi partis.
Le 2 juillet 1944, à 9 h 15 s'éloignent de la gare de Compiègne les 37 wagons du train n° 7909, emportant dans ses flancs 2 166 détenus du camp de Compiègne-Royallieu.
Cinq cent cinquante déportés vont mourir, asphyxiés, piétinés dans ce train de la mort.
Parmi ces déportés, 106 habitants de Tulle, raflés au hasard comme otages par les SS de la division Das Reich.
Elle est arrivée sur le front de Normandie.
En face d'elle, un million d'hommes ont été débarqués ainsi que 171 000 véhicules et 600 000 tonnes d'approvisionnement et de ravitaillement.
La « bataille de la tête de pont » a été gagnée, mais l'offensive alliée a six semaines de retard, car les Allemands défendent âprement Caen, Cherbourg, Saint-Lô.