À Alger, le commissaire à l'Air - équivalent d'un ministre - est le communiste Fernand Grenier.
Il accuse.
« Comme tous les communistes, dit-il, je me désolidarise de l'attentisme considéré par nous comme un crime contre la patrie...
« Je n'entends pas, pour ma part, être associé à la politique criminelle qui consiste à disposer de moyens d'action et à ne pas les employer quand nos frères de France appellent à l'aide. »
Le 28 juillet, de Gaulle, qui préside le Conseil des ministres, déclare :
« Je vais vous donner lecture d'une lettre reçue ce matin. »
Il lit la lettre de Grenier et, tourné vers lui, il dit :
« Vous désavouerez la lettre écrite par vous, sinon vous sortirez d'ici n'étant plus commissaire. »
La colère a saisi de Gaulle. Le parti du déserteur Thorez, des démarches en 1940 auprès de l'occupant allemand pour faire reparaître le journal L'Humanité, donne maintenant des leçons de patriotisme ! Voilà l'instant de la première épreuve de force. Il faut soumettre les communistes à la règle de l'intérêt national. C'est le moment.
Grenier a écrit : « L'heure est venue de fixer les responsabilités d'où qu'elles viennent. »
De Gaulle interrompt Grenier qui veut expliquer ses mobiles.
« Vous savez exploiter les cadavres ! » lui lance-t-il.
Quelques minutes après, il suspend la séance. Il voit Grenier dialoguer avec François Billoux, l'autre commissaire communiste, puis rédiger sa lettre. Grenier la lit devant le Conseil d'une voix altérée.
« Bien, dit de Gaulle. L'incident est clos. Il n'en restera rien. »
Les communistes ont plié. Ils plieront en France aussi, même s'ils contrôlent nombre des organisations militaires de la Résistance. Le chef régional des FFI pour l'Île-de-France est le colonel Rol-Tanguy, un ancien des Brigades internationales. Le COMAC, le bras armé du CNR (Conseil National de la Résistance), a à sa tête deux communistes, Kriegel-Valrimont et Pierre Villon.
Il s'agit là de deux patriotes courageux, mais Paris est une tentation pour des hommes de parti. Qui le contrôle donne le ton à toute la France.
De Gaulle nomme Charles Luizet préfet de police de Paris, le général Chaban-Delmas délégué du général Koenig dans la capitale, où se trouve déjà Alexandre Parodi, désormais commissaire du gouvernement parce qu'il lui faut une autorité incontestée pour faire face aux éventuelles manœuvres communistes, ou à la volonté d'autonomie de la Résistance.
« Je vous recommande, lui dit de Gaulle, de parler toujours très haut et très net, au nom de l'État. »
En cette fin du mois de juillet 1944, en Normandie, les Américains sont passés le 25 juillet à l'offensive. C'est bien la bataille de la France qui est engagée. La libération du territoire national et d'abord de Paris est proche. Si le sacrifice héroïque des combattants du Vercors a servi aussi à affirmer l'autorité de l'État contre les factions, alors ils ont donné à la nation plus que leur vie.
26.
De Gaulle, à Alger, dans la chaleur de la fin du mois de juillet 1944, attend et s'impatiente.
Il veut être présent en France alors que se déroule la « bataille de la France ».
Il veut que Paris soit libéré par des troupes françaises. Il veut rentrer dans la capitale le jour de sa libération pour effacer les années d'humiliation ; Hitler souillant Paris par sa présence !
Mais les Américains et les Anglais tardent à lui donner l'autorisation de ce retour dans la capitale !
Voilà comment les « Alliés » traitent le chef du gouvernement de la France ! Et leur attitude révèle l'impitoyable logique qui régit les rapports entre les États, ces « monstres froids ».
De Gaulle le constate, cette guerre n'est pas encore terminée que déjà s'esquisse une autre forme de guerre : il y a Washington et Londres d'un côté, et Moscou de l'autre !
C'est cette rivalité-là qui s'est exprimée dans l'affrontement que de Gaulle a eu, à propos du Vercors, avec le communiste Fernand Grenier.
De Gaulle décèle les conséquences de cette rivalité à propos de la Pologne. Ce pays qu'il connaît bien, où il a servi en 1920.
Churchill a « ses » Polonais - leur gouvernement siège à Londres et ils ont leur armée : l'AK, Armia Krajowa, Armée de l'Intérieur. Ces Polonais ont pour chef le général de cavalerie placé à la tête de l'AK, Bor-Komorowski.
Les Polonais se méfient des Russes autant que des Allemands.
Ils se souviennent du partage de la Pologne entre nazis et communistes en 1939.
Ils n'oublient ni les massacres commis par les Allemands, ni les exécutions d'officiers et de notables polonais dans la forêt de Katyn par les tueurs de la police russe, le NKVD. Ils craignent les manœuvres de Staline qui a « ses » Polonais, dirigés par le Comité National de Lublin.
Ils craignent surtout l'armée Rouge qui a atteint la Vistule.
Sur l'autre rive du fleuve, il y a Varsovie.
Quel serait l'avenir de la Pologne si, les Allemands chassés, les Russes s'installaient ! Que deviendrait l'indépendance de la Pologne ?
Les patriotes polonais, catholiques, ne veulent pas de cette libération qui deviendrait servitude !
De Gaulle, qui a été détaché en Pologne auprès de l'armée polonaise, a participé aux combats qui ont permis de repousser l'armée Rouge en 1920.
Mais en juillet 1944, elle est là, sur la rive orientale de la Vistule ; et il semble qu'elle puisse d'un élan « libérer » Varsovie.
De Gaulle comprend la volonté des Polonais de forcer le destin : attaquer les Allemands, les chasser, installer à Varsovie le gouvernement en exil à Londres, affirmer ainsi - avec l'appui anglais - l'indépendance et la souveraineté de la Pologne.
Le 1er août 1944, Bor-Komorowski lance un appel à l'Armée de l'Intérieur, diffusé dans tous les quartiers de Varsovie.
« Soldats de la capitale,
« J'ai donné aujourd'hui l'ordre que vous attendiez depuis si longtemps, l'ordre d'ouvrir le feu contre l'envahisseur allemand. Après bientôt cinq ans d'une lutte obligatoirement clandestine, aujourd'hui, nous prenons ouvertement les armes... »
Un souffle d'enthousiasme soulève la population de Varsovie.
Le 6 août, l'AK contrôle presque toute la ville. Il est prévu ce dimanche que la RAF parachute les représentants du gouvernement polonais de Londres.
Mais brusquement, en quelques heures, tout change.
Des Waffen-SS entrent dans Varsovie et renforcent les hommes de la Wehrmacht.
Les troupes sont commandées par l'Obergruppenführer SS Erich von dem Bach-Zelewski.
Il s'est illustré dès 1941 en Russie comme commandant les SS et la police chargés de lutter contre les partisans et d'exterminer les Juifs.
Himmler s'est plusieurs fois rendu à son quartier général, lui ordonnant d'abattre tous les hommes et de « conduire les femmes juives et leurs enfants dans les marécages ».
Une brigade de cavalerie SS sous les ordres de von dem Bach-Zelewski a ainsi fusillé 25 000 Juifs en un mois. Mais les cavaliers SS ont signalé que les « marais n'étaient pas assez profonds pour que les femmes et les enfants soient engloutis ». On les fusille donc.
C'est cet homme-là qui arrive à Varsovie le 8 août. Les SS sont accompagnés par la Brigade Kaminski, composée de Russes, d'Ukrainiens, et par la Brigade SS Dirlewanger, formée de criminels de droit commun extraits de leurs prisons. Ces unités SS et ces brigades ont les mains libres. En quelques heures, ces SS révèlent ce dont ils sont capables. Ils brûlent vifs les prisonniers, empalent sur des baïonnettes des nouveau-nés, qu'ils exhibent aux fenêtres. Ils pendent des femmes la tête en bas aux balcons de leurs immeubles.