Ils appliquent ainsi l'ordre de Himmler : « Agir pour juguler la révolte en un minimum de temps » !
Les combats sont d'une cruauté sans limites.
Les SS de Bach-Zelewski refoulent les insurgés, morcellent les unités, les encerclent et les réduisent les unes après les autres. Varsovie est ainsi en quelques semaines transformée en un champ de ruines.
Aucune règle n'est respectée. Il faut, en détruisant Varsovie, en massacrant, « liquider le problème polonais ».
Les hommes de Kaminski entrent ainsi dans un hôpital.
Une infirmière raconte :
« Ils ont frappé, donné des coups de pied aux blessés couchés sur le sol en les traitant de fils de putes, de bandits polonais. Avec d'horribles hurlements, ils abattaient leurs bottes sur les têtes de ceux qui étaient par terre. Sang et cervelle jaillissaient dans toutes les directions. [...] Un contingent de soldats allemands entra, avec à sa tête un officier. "Que se passe-t-il ici ?" demanda-t-il. Après avoir fait sortir les assassins, il donna ordre d'emporter les cadavres et demanda calmement à ceux qui étaient encore en vie et pouvaient marcher de se lever et d'aller dans la cour. Nous étions certains qu'ils allaient être fusillés. Après une heure ou deux, une autre horde germano-ukrainienne entra, avec de la paille. L'un d'eux versa dessus un peu d'essence [...] il y eut une explosion, et un cri terrible - le feu était juste derrière nous. Les Allemands avaient incendié l'hôpital et fusillaient les blessés. »
Les morts s'accumulent : près de 30 000 soldats allemands tués, blessés ou disparus, et dix fois plus de morts polonais, soit 300 000 hommes, femmes et enfants.
Et pendant ce temps, l'armée Rouge - il est vrai qu'elle est épuisée par l'offensive qu'elle mène depuis la mi-juin 1944 - reste, l'arme au pied, au bord de la Vistule, n'acceptant même pas que des avions de la RAF, venus parachuter des armes aux insurgés, puissent se poser dans les territoires libérés par les Russes.
C'est comme si les Allemands et les Russes avaient intérêt à laisser mourir le plus possible de ces insurgés polonais qui étaient patriotes et donc à la fois hostiles aux Allemands et aux Russes.
Un Polonais raconte que, du haut des bâtiments les plus élevés de la ville, quand la fumée se dissipe, on peut voir les soldats russes et allemands se baigner face à face sur chaque rive de la Vistule, comme s'ils avaient tacitement accepté une trêve qui durerait autant que la détermination héroïque des Polonais.
Churchill est scandalisé par l'attitude de Staline et exaspéré par l'indifférence de Roosevelt.
Le président des États-Unis se soucie peu de la pénétration des Russes en Europe centrale.
« Je ne vois aucune raison de risquer la vie des soldats américains pour protéger les intérêts britanniques, réels ou supposés, sur le continent », a-t-il confié.
Churchill ne renonce pas, il écrit à Staline :
« Les Polonais sont attaqués par une division allemande et demie. Ils demandent une aide russe. »
Staline répond :
« Le gouvernement soviétique n'entend pas s'associer directement ou indirectement à l'aventure de Varsovie... Je ne puis imaginer que des détachements polonais qui n'ont ni canons, ni avions, ni chars puissent reprendre Varsovie que les Allemands défendent avec quatre divisions blindées, y compris la division Hermann Goering. »
Chacun soupçonne l'autre d'arrière-pensées.
« Il est pour le moins bizarre, écrit Churchill, qu'au moment où l'armée secrète polonaise se révolte, les armées russes interrompent leur offensive contre Varsovie et se soient retirées à quelque distance. Les avions russes n'auraient que 150 kilomètres à faire en tout pour parachuter des mitrailleuses et des munitions. »
Et Staline répond :
« Tôt ou tard, la vérité se fera jour sur la poignée de criminels ambitieux qui ont déclenché l'aventure de Varsovie. Ils ont pratiquement exposé un peuple sans armes à l'aviation, aux canons et aux blindés allemands... Chaque jour qui passe ne rapproche pas Varsovie de sa libération, mais permet aux hitlériens d'exterminer cruellement la population civile. »
Les Russes ne passeront la Vistule qu'au moment - le 16 septembre 1944 - où l'AK polonaise s'apprête à faire sa reddition aux Allemands.
Mais l'héroïsme polonais a eu un résultat.
Bach-Zelewski a fait fusiller Kaminski, se débarrassant ainsi d'un témoin. Car l'Obergruppenführer Bach-Zelewski commence à penser à la défaite allemande. Il fera accorder aux survivants de l'AK la qualité de « combattants » réguliers et il évoque avec Bor-Komorowski la... défense de la civilisation occidentale contre la ruée des hordes russes.
Personne n'est dupe.
Guderian, le chef d'état-major général, note :
« Ce que j'ai appris de Bach-Zelewski est tellement révoltant que j'en ai rendu compte au Führer le soir même. »
Les massacres ont eu lieu ! Mais l'Obergruppenführer Bach-Zelewski sauvera sa tête. Les Anglais refuseront d'autoriser son extradition en Pologne...
Devant les interminables colonnes de rebelles capturés, un officier allemand de la Wehrmacht est stupéfait de la « fière allure de ces prisonniers : les femmes, tête haute, entonnent des chants patriotiques... »
L'officier se souvient de ce qu'il a vécu, vu, fait ces dernières semaines : « La population implacablement exterminée. »
Il a noté dans son Journal durant ces combats inégaux, ces massacres : « Il faut fermer les yeux et le cœur. »
27.
L'officier allemand qui dans la Varsovie martyrisée de l'été 1944 « ferme les yeux et le cœur », détourne la tête, est le complice des massacreurs, et peut-être lui-même un tueur.
Mais d'autres hommes regardent la barbarie en face, luttent contre elle, témoignent pour l'Histoire.
Alexander Werth, le correspondant du Sunday Times, arrive en Biélorussie. Il parcourt les rues de Minsk qui ne sont plus qu'un monceau de décombres.
La Biélorussie a été le théâtre d'un combat « féroce et mortel » entre la Wehrmacht et les partisans. Les Allemands ont mis le feu aux forêts pour enfumer les partisans. Ils ont, à Minsk, ouvert des fosses et les ont remplies de Juifs abattus d'une balle dans la nuque et empilés, tête-bêche.
Au quartier général de la Gestapo, ils ont installé leurs chambres de torture. Et les cris des suppliciés déchirent les jours et les nuits.
Après Minsk, voici la Pologne, voici Lublin.
Quand le vent souffle de l'est, il apporte l'odeur de chair brûlée. On murmure qu'elle provient des cheminées du four crématoire d'un camp d'extermination situé à Maidanek.
Les Polonais se confient à Alexander Werth. Ils racontent comment ces derniers jours, les Allemands exterminaient les professeurs, les médecins, tous ceux qui, dans la Pologne libérée, pourraient contribuer au relèvement du pays.
Certains chuchotent que les Russes en 1940-1941, à Katyn, ont fait de même.
« Tuer un être humain, dit une maîtresse d'école, pour les Allemands, ça ne comptait pas plus que d'écraser un ver de terre. »
Ils ont commencé à tuer dès le mois de septembre 1940. Et ils ont fait de même dans toutes les villes de Pologne.
Vassili Grossman, l'écrivain correspondant de L'Étoile rouge, est lui aussi à Lublin. Les Polonais l'entourent.
« J'ai demandé si la population attendait l'armée Rouge, écrit Vassili Grossman. Plusieurs personnes m'ont répondu par des mots que j'avais déjà eu l'occasion d'entendre : "Comme le Messie." »