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Ces Polonais-là n'appartenaient pas à l'Armée de l'Intérieur, Armia Krajowa, l'AK que les Russes ont laissée combattre à mains nues contre les Allemands, à Varsovie, sans lui porter secours.

Sans doute les interlocuteurs de Grossman se méfient-ils de lui qui porte l'uniforme russe et appartient à cette armée Rouge qui a déporté, tué tant de Polonais de septembre 1939 à juin 1941 ?

On se confie en revanche à Alexander Werth, l'Anglais.

« Nous n'avons pas confiance dans ce Comité National de Lublin, précisent-ils, vous voyez ce que je veux dire. »

Ce sont les Russes qui en fait, dans l'ombre, tirent les ficelles.

Ils auraient déjà arrêté 2 000 personnes...

Au Russe Vassili Grossman, on dénonce la violence nazie :

« Il n'y a qu'une catégorie de plaintes et de lamentations que je n'ai pas entendue en Pologne, écrit Grossman, qu'une catégorie de larmes que je n'ai pas vue : les plaintes et les larmes des Juifs. Il n'y en a pas en Pologne. Tous ont été asphyxiés, massacrés, depuis les grands vieillards jusqu'aux nouveau-nés. Leurs corps sans vie ont été brûlés dans des fours. Et à Lublin, la ville polonaise qui comptait la population juive la plus nombreuse, où avant la guerre vivaient plus de 40 000 Juifs, je n'ai pas rencontré un seul enfant, une seule femme, une seule grand-mère qui parlât la langue que parlaient mon grand-père et ma grand-mère. »

Comme Vassili Grossman, Alexander Werth « passe plusieurs jours à errer dans les rues de Lublin, parlant avec toutes sortes de personnes ».

Elles évoquent « ce terrible premier hiver de 1939-1940 où il s'était fait un véritable trafic d'enfants : les gosses de Poznan et d'autres villes polonaises prises par les Allemands (leurs parents avaient été tués ou arrêtés) arrivaient à Lublin par trains entiers et l'on pouvait en acheter un (souvent à demi mort de faim) pour 30 zlotys à un soldat allemand. Et il y avait eu des pendaisons en place publique et les salles de torture de la Gestapo.

« Si un Allemand estimait que vous lui aviez lancé un sale regard en le croisant dans la rue, il vous tuait. »

Cela relève de la barbarie ordinaire.

Alexander Werth va découvrir l'« usine de mort », installée à Maidanek, à 3 kilomètres de Lublin.

C'est une « entreprise industrielle » où des Allemands travaillent à plein temps à tuer des centaines de milliers de non-Allemands : Juifs, prisonniers russes, polonais.

Alexander Werth pénètre dans les chambres à gaz.

« Ce sont des cabines de 5 mètres environ de côté, on y entasse de gré ou de force 200 à 250 personnes nues - hommes, femmes, enfants chacun leur tour. L'obscurité n'est trouée que par une ampoule de plafond et le judas de la porte. D'abord de l'air chaud jaillit du plafond, puis les "jolis cristaux bleu pâle" de gaz zyklon. Les cristaux se dissolvent dans l'air chaud, tuant tout le monde dans un délai variant de deux à dix minutes.

« Il y avait six chambres à gaz mitoyennes. Près de 2 000 personnes pouvaient y être gazées en même temps[3]. »

« Entendez-vous les cris des mourants ?

« Respirez-vous cet air chargé des fumées à l'odeur de chair brûlée que rejettent les cheminées du crématoire ?

« Voyez-vous ces dizaines de baraquements pleins des bagages et des vêtements des victimes ?

« Ces "dépouilles" sont triées, envoyées au dépôt central de Lublin et de là expédiées en Allemagne.

« Regardez ces jardins où poussent des choux magnifiques.

« Ces choux ont grossi à la cendre humaine. »

Les SS en raffolent. Et les prisonniers en mangent eux aussi.

Naturellement, les tueurs n'ont pas oublié d'arracher les appareils dentaires en or aux cadavres encore tièdes.

« On les envoyait au docteur Walter Funk, directeur de la Reich Bank », note Alexander Werth.

Werth parcourt le camp, croise ces prisonniers allemands que les Russes ont conduits à Maidanek, afin qu'ils voient ce « camp de l'assassinat », et qu'ils soient contraints ainsi d'ouvrir leurs yeux, sinon leur cœur.

Des groupes d'enfants et de femmes polonais leur lancent des cris de haine. Un vieux Juif hurle d'une voix cassée : « Kindermorder, kindermorder ! », assassins d'enfants !

Les Allemands se mettent à courir « verts de terreur, les mains tremblantes, et claquant des dents ».

Parmi ces prisonniers allemands, combien savaient que, à Maidanek, des SS tuaient d'un coup de pied, à coups de marteau ?

Himmler avait visité le camp à deux reprises « et avec plaisir ». L'usine de mort avait tué 1 500 000 personnes !

La BBC n'a pas diffusé le reportage d'Alexander Werth.

Le New York Herald Tribune écrit, justifiant la prudence et le scepticisme :

« Mieux vaudrait attendre confirmation des horreurs qu'on nous apprend de Lublin. En dépit de tout ce que nous savons de la sauvagerie des nazis, ces faits apparaissent impensables... »

Cet été-là, celui de l'année 1944, d'autres camps d'extermination sont découverts par les Russes. Ils se nomment Sobibor, Belzec, Treblinka.

Himmler avait donné l'ordre que Treblinka - le premier camp d'extermination - fût détruit. Mais des bâtiments ont échappé à l'incendie, et Vassili Grossman, interrogeant une quarantaine de survivants de l'insurrection qui a soulevé les déportés, peut reconstituer le fonctionnement de « l'enfer de Treblinka ».

Le camp n° 1 a existé de l'automne 1941 au 23 juillet 1944. Il fut entièrement liquidé alors que les prisonniers entendaient déjà le grondement sourd de l'artillerie soviétique.

Le soir, tous les détenus avaient été tués.

En 10 mois, 3 millions de Juifs ont été assassinés à Treblinka.

Vassili Grossman voit les chambres à gaz, les crématoires, les objets, les vêtements ayant appartenu aux déportés.

Et ces sacs remplis de cheveux...

L'un des sacs s'est ouvert. « Les cheveux fins, légers, adorables d'une jeune fille sont là piétinés dans la terre... Tout était donc vrai. Le dernier espoir que tout cela ait été un songe s'écroule... »

« Et il semble que le cœur va s'arrêter, étreint par une peine, une douleur qu'un homme ne saurait supporter. »

28.

Vassili Grossman et Alexander Werth ont le « cœur étreint » parce qu'ils ont vu ces millions d'humains réduits en cendres, à Treblinka, à Maidanek.

Mais qui entend, en ce mois de juillet 1944, leurs voix brisées par une « douleur qu'un homme ne saurait supporter » ?

Les journaux sont réticents à publier leurs reportages.

À Londres comme à New York, les rédacteurs en chef ne veulent pas croire à tant d'horreur « impensable ».

À Moscou, Staline auquel le Soviet Suprême vient d'attribuer la plus haute décoration, l'Ordre de la Victoire, ne veut pas que l'on s'apitoie sur le sort des Juifs !

L'écrivain Constantin Simonov, favori du régime, évite, quand il dénonce les crimes des nazis, d'insister sur l'identité juive des victimes.

Or ces camps d'extermination visent explicitement l'anéantissement des Juifs.

Ils font partie de l'Aktion Reinhard, nom donné à cette mise en œuvre de la Solution finale, en Pologne, et en hommage à Reinhard Heydrich, le « protecteur » de Bohême-Moravie, abattu par des patriotes tchèques.