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D'abord la forêt, puis la campagne et déjà des groupes qui crient : « Vive de Gaulle ! », et tout à coup la foule, envahissant les rues pavoisées de Longjumeau. Il faut ralentir.

Il voit une femme avec un enfant dans les bras. Elle semble hypnotisée. Elle s'avance sur la chaussée. Il faut arrêter la voiture.

Porte d'Orléans. La multitude. Il se souvient de ce départ en juin 1940, de ce printemps noir où le ciel avait, comme aujourd'hui, les couleurs de l'été, comme pour rendre la tragédie plus sombre.

Tout cela racheté, la fierté de la nation reconquise et cette « exultante marée » qui cerne la voiture, malgré les tirs qui crépitent. On se bat.

Il voudrait voir Philippe.

Il aperçoit la foule qui l'attend avenue d'Orléans, et sans doute est-elle ainsi rassemblée tout au long du boulevard Saint-Michel, jusqu'à l'Hôtel de Ville où sont réunis les membres du Comité parisien de Libération et du Conseil national de la Résistance.

Qu'ils l'attendent ! L'État doit marquer sa prééminence.

L'avenue du Maine est déserte.

Voici la gare Montparnasse, la foule impatiente tumultueuse, encerclant les salles où sont rassemblés les prisonniers allemands. Leclerc s'avance sur le quai de la voie 21.

Il a obtenu la reddition du général von Choltitz, qui est en train de signer des ordres appelant les points d'appui de la Wehrmacht qui résistent encore à cesser le feu.

Des officiers français, explique Leclerc, vont partir avec ses ordres accompagnés d'officiers allemands.

Maîtriser son émotion, s'asseoir calmement, lire le texte de la capitulation allemande. Chaque mot comme une poussée de joie.

C'est le représentant du gouvernement de la République française qui a reçu la capitulation.

De Gaulle lit lentement. Pourquoi cette phrase qui précise que la capitulation a aussi été reçue par le colonel Rol-Tanguy, commandant des FFI de l'Île-de-France ? Pourquoi ces deux signatures au bas du document ?

Il lève la tête. Cet homme jeune au visage régulier, coiffé d'un calot, c'est le général Chaban-Delmas. De Gaulle hésite. Si jeune, ce général ! Il lui donne l'accolade.

Cet homme qui se tient près de Chaban-Delmas est Rol-Tanguy.

Cette signature à côté de celle de Leclerc, c'est la sienne.

Erreur et faute politique.

Ce matin même, le CNR, dans un communiqué, s'est présenté comme « la nation française ». Aucune allusion au gouvernement provisoire, à de Gaulle.

Comment Leclerc n'a-t-il pas saisi que le risque existe de voir l'État dépossédé de ses pouvoirs, concurrencé par un deuxième pouvoir, celui des milices patriotiques, du Comité d'action militaire, dominé par les communistes ?

Et dont Roi, valeureux combattant, patriote, est aussi le porte-parole ?

Il fixe longuement Roi. La France sera la plus forte. Il serre la main de Roi. Puis il entraîne Leclerc à l'écart.

Choltitz ne s'est pas rendu à Rol-Tanguy, mais aux hommes de la 2e DB, commence-t-il.

« D'autre part, vous êtes, dans l'affaire, l'officier le plus élevé en grade, par conséquent seul responsable. Mais surtout, ce libellé procède d'une tendance inacceptable. »

Il fait quelques pas. Même au cœur de la joie, dans ces instants suprêmes d'unité, il faut être vigilant.

« Sous les flots de la confiance du peuple, les récifs de la politique ne laissent pas d'affleurer. »

Il se tourne vers Leclerc :

« Pourquoi croyez-vous que je vous avais nommé gouverneur militaire de Paris par intérim dès Alger, si ce n'est pour prendre sous votre autorité toutes les forces avant l'arrivée de Koenig ? »

Les choses sont dites.

Il donne l'accolade à Leclerc et le serre longuement contre lui.

Au moment de quitter la gare et alors que les clameurs continuent de retentir, il aperçoit dans la foule des officiers ce visage maigre qui paraît encore plus émacié sous la large casquette d'officier de marine.

Émotion. Philippe, enfin.

« Viens avec nous, tu m'accompagnes », lance de Gaulle.

Philippe paraît hésitant. Il y a eu confusion. On l'a convoqué à la gare Montparnasse pour y rencontrer le général de Gaulle et sur place on a cru qu'il était l'un des officiers chargés de se rendre comme parlementaires auprès des points de résistance allemands.

« Mon général, dit Leclerc, l'enseigne de vaisseau de Gaulle a une mission. Il faut qu'il aille la remplir. »

Déception. Angoisse. Ce fils à peine entrevu est à nouveau lancé dans le danger.

De Gaulle le prend aux épaules, le serre, l'embrasse sans dire un mot.

Le devoir déchire.

Il garde cette image de son fils devant les yeux. Elle masque tous ces visages qui l'entourent alors qu'il sort de la gare, qu'on lui fraie un passage parmi la foule.

Il monte dans la voiture découverte. Il aperçoit Boislambert et Juin qui sont dans la voiture qui précède. Le Troquer, membre du CNR au titre du Parti socialiste, est dans la dernière voiture.

On emprunte le boulevard des Invalides. Il a la curieuse impression, émouvante, de remonter le cours du temps. Si brève, une vie.

Il reconnaît les façades des immeubles. Tout semble immuable. Et pourtant si extraordinaire, ce périple de sa vie, qui le reconduit ici, à son enfance, place Saint-François-Xavier.

Tout à coup, des rafales.

On tire depuis des balcons. Le cortège se disloque.

Il voit Boislambert et Juin bondir, armes à la main, s'engouffrer dans un immeuble. Il reste impassible, la voiture accélère, prend la rue Vaneau et la rue de Bourgogne.

Voici la rue Saint-Dominique, le 14, l'hôtel de Brienne, ministère de la Guerre. On tire des immeubles voisins. Il descend dans la cour.

Il est de retour.

Rien n'a changé.

Il reconnaît les armures dans le vestibule, les huissiers, les tentures. Il entre dans le bureau de Paul Reynaud. Il se souvient de cette nuit du 10 juin 1940, quand Mandel téléphonait pour avertir que Paris n'était plus sûr, qu'il fallait le quitter.

Mandel est mort. Mais « sur la table, le téléphone est resté à la même place et l'on voit inscrits sous les boutons d'appel exactement les mêmes noms ».

La mesure des vies. La mesure de l'Histoire. Il a un sentiment étrange. Rien ne manque ici « excepté l'État. Il m'appartient de l'y remettre ».

Le Général va et vient en fumant dans ce qui fut, en juin 1940, son bureau. Il se réapproprie l'espace et le présent.

Il écoute Alexandre Parodi et Charles Luizet qui décrivent la situation. Ils insistent pour qu'il se rende immédiatement à l'Hôtel de Ville où les membres du CNR s'impatientent.

Qu'ils attendent, dit-il.

Il ira d'abord à la préfecture de police.

Puis il précise que demain, samedi 26 août, il descendra les Champs-Élysées, de l'Arc de triomphe à la Concorde.

Ensuite, il se rendra à Notre-Dame pour le Magnificat.

Des risques ? Il sent Luizet et Parodi enthousiasmés et inquiets. Les Allemands, des collaborateurs, des miliciens, grouillent dans Paris en armes.

On se bat au Bourget. Un retour des Allemands n'est pas impossible.

Hitler peut déclencher une attaque aérienne sur la foule qui se rassemblera par millions.

Des troubles peuvent éclater à tout instant. La panique, affoler les présents.

Un attentat contre le général de Gaulle peut être tenté.

La 2e Division Blindée participera à la cérémonie, dit-il seulement.