« J'ai souffert pour vous, avec vous...
« Aussi, une fois encore, je vous adjure de vous unir. Il n'est pas difficile de faire son devoir, s'il est parfois malaisé de le connaître...
« Je représente légitimement l'ordre... Obéissez à ceux qui vous apporteront des paroles de paix sociale, sans quoi nul ordre ne saurait s'établir.
« Ceux qui vous tiendront un langage propre à vous conduire vers la réconciliation et la rénovation de la France par le pardon réciproque des injures et l'amour de tous les nôtres, ceux-là sont des chefs français...
« C'est avec joie que j'accepte mon sacrifice s'il vous fait retrouver la voie de l'union sacrée pour la renaissance de la patrie. »
Le dimanche 20 août, les soldats et policiers allemands brisent les chaînes qui ferment les portes de l'hôtel du Parc.
Puis les hommes de la Feldgendarmerie et de la Gestapo pénètrent dans l'hôtel sans rencontrer de résistance de la part des gardes du Maréchal, armés, des caisses de grenades ouvertes près d'eux.
On servira le petit déjeuner au maréchal Pétain et à son épouse. Puis ce sont les adieux du Maréchal à ses collaborateurs.
« J'élève une protestation solennelle contre cet acte de force, dit-il. Vous devez rester et continuer à faire fonctionner vos services. Faites comme moi, ayez confiance.
« Je reviendrai, je ne sais pas quand, mais peut-être bientôt. Je veux que tout continue ici, comme avant... Ayez confiance... »
À 8 h 15, le Maréchal monte dans sa voiture avec son épouse et le docteur Ménétrel.
Une foule de quelques centaines de personnes rassemblées sous la pluie l'acclame et chante La Marseillaise.
Encadrée d'automobiles allemandes et escortée par six motocyclistes de la garde du Maréchal, la voiture s'éloigne.
Le 21 août 1944, le Maréchal arrive à Belfort.
Tout au long de la route, les Français ont jeté, dans les villages traversés, des copies de la protestation du Maréchal contre son transfert forcé.
À Belfort, le Maréchal retrouve Laval et les « ministres » de son gouvernement fantoche.
Pétain refuse de les recevoir et de jouer un rôle politique :
« Je suis prisonnier, dit-il, un prisonnier ne connaît que ses gardiens. »
Sa ligne de défense est arrêtée.
36.
« Prisonnier », le maréchal Pétain ?
Ni de Gaulle ni aucun patriote engagé dans la Résistance ne peut admettre l'ultime pirouette de celui qui a voulu être chef de l'État en juillet 1940.
À l'heure de la Libération, il sait bien qu'il va devoir répondre de ses actes, ou de ceux qu'il a laissé accomplir.
« Prisonnier », Pétain ?
Non pas des SS, mais de ses ambitions, de sa soif de pouvoir et de gloire.
« Prisonnier » ? De la vieillesse qui, comme le dit Charles de Gaulle, est un naufrage.
Prisonnier de sa politique de collaboration, Pétain ne connaît pas « la joie immense, la puissante fierté qui ont déferlé sur la nation », en cet été 1944.
La voix de De Gaulle vibre quand, le 29 août 1944, il prononce ces mots. Il ajoute qu'« il y a quatre jours, les Allemands qui tenaient Paris ont capitulé devant les Français ». Et « à mesure que reflue l'abominable marée, la nation respire avec délices l'air de la victoire et de la liberté ».
De Gaulle note aussi : « Le monde entier a tressailli quand il a su que Paris émergeait de l'abîme et que sa lumière allait de nouveau briller. »
Des manifestants brandissent des drapeaux français à Londres, à New York, à Buenos Aires, à Sydney, et même dans la prudente Genève.
Dans les pays encore occupés par les armées de Hitler, les journaux clandestins exaltent l'insurrection parisienne.
Partout en Europe, les « partisans » sont aussi convaincus, en ce mois d'août 1944, que la victoire est proche, et qu'ils peuvent mener des actions audacieuses, en prenant le risque de se découvrir, de « descendre des massifs forestiers dans la plaine, d'agir dans les villes, de lancer des mots d'ordre de grève ».
C'est le cas en Italie du Nord, encore sous la botte fasciste et nazie.
Mussolini est d'autant plus décidé à durer que les Alliés, après avoir libéré Sienne, Arezzo, Livourne, Pise, puis, après un mois de combats, Florence, sont arrêtés par la Ligne Gothique.
Ces fortifications allemandes appuyées aux Apennins coupent, au nord de Florence, l'Italie en deux.
Au sud, Rome libérée depuis le 4 juin 1944, au nord, la vallée du Pô, ses grandes villes ouvrières, ses unités de « partisans », et cette armée allemande commandée par Kesselring qui, avec l'appui des « chemises noires républicaines » de Mussolini, organise des rastrellamenti - des ratissages - contre les partisans qui dans l'euphorie d'un été victorieux se sont souvent démasqués.
Le long de la Ligne Gothique, le front se stabilise et Mussolini décide de préparer un « réduit républicain » dans les Alpes. L'essentiel est d'attendre que les Alliés se déchirent.
Déjà en Grèce, les Anglais se heurtent aux partisans communistes.
Si la Ligne Gothique tient, tout est possible. Or les Alliés considèrent le front italien comme secondaire et ne cherchent pas à attaquer.
Mais alors que Dieu protège les Italiens du nord de la péninsule livrés aux nazis et aux fascistes !
Le général Juin, qui a commandé le corps expéditionnaire français en Italie, condamne cet attentisme aux conséquences cruelles pour les populations civiles et les partisans.
« Fait rare dans l'Histoire, écrit Juin, on aura vu une direction de guerre décider de sang-froid que la victoire ne serait pas exploitée et permettre délibérément que deux armées ennemies s'échappent et se reconstituent : l'Histoire jugera. »
Elle devrait aussi juger l'attitude du commandement américain sur un autre front, celui ouvert en Slovaquie.
Le Conseil National Slovaque - équivalent du CNR français - a lancé son appel à l'insurrection le 29 août 1944. Mais l'armée Rouge est loin, et les Américains n'aident pas les insurgés, souvent communistes.
Pourquoi les Américains devraient-ils favoriser la progression de l'armée Rouge vers l'ouest en soutenant l'insurrection slovaque ?
Les Russes eux-mêmes se méfient de ces partisans slovaques qui comptent aussi de nombreux démocrates.
Le soulèvement échoue et les représailles nazies s'abattent sur la population slovaque.
Quant aux insurgés, ils sont traqués par les divisions de la Waffen-SS, mais ils continuent de combattre, créant des zones d'insécurité pour les troupes allemandes.
La leçon de ces échecs - en Italie, en Slovaquie - est claire.
En cette fin d'été 1944, l'après-guerre de l'Europe s'esquisse.
À Varsovie, comme à Athènes, en Italie du Nord comme en Slovaquie, les « grands » Alliés s'observent.
Les Russes soutiennent les résistants, les partisans communistes, qui sont destinés, sous la protection de l'armée Rouge, à s'emparer du pouvoir.
Et Churchill voit bien la menace que représentera pour la démocratie la domination communiste en Europe centrale, après la chute de Hitler.
Mais que faire ? Les Américains ont refusé le projet de Churchill de débarquement dans les Balkans. On aurait pu devancer les Russes.