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Il a 70 ans !

Faste de l'accueil, chaleur des démonstrations d'amitié de Staline.

Le maréchal félicite Churchill d'avoir déclaré à la Chambre des communes, le 4 octobre :

« Hitler, Goering, Goebbels et Himmler figurent sur la liste britannique des criminels de guerre. »

Staline ajoute que le peuple russe a été touché d'apprendre que Churchill reconnaissait que « les Russes avaient cassé les reins à la machine de guerre allemande ».

« Nous ne l'oublierons pas », dit Staline.

Phrase ambiguë.

Qu'est-ce que les Russes garderont en mémoire : la déclaration de Churchill ou la réalité du rôle déterminant de la Russie dans la guerre ?

Avant d'accueillir Churchill, Staline a répété à Molotov, son ministre des Affaires étrangères :

« La question des frontières se résoudra par la force. »

Pour l'heure, assis face à Churchill, il se tait, observant son interlocuteur qui écrit sur un bout de papier des noms, des chiffres.

Pour chaque nation, Churchill évalue l'influence respective des Britanniques et des Russes.

« Roumanie : 90 % pour la Russie, 10 % pour les autres.

« Grèce : 90 % pour la Grande-Bretagne - en accord avec les États-Unis - et 10 % pour la Russie.

« Yougoslavie : 50/50.

« Hongrie : 50/50.

« Bulgarie : 75 % pour la Russie, 25 % pour les autres. »

Churchill pousse la feuille de papier vers Staline.

Celui-ci la lit d'un seul regard et avec un crayon bleu coche sans hésiter les pourcentages.

Churchill est surpris de cette approbation totale et immédiate.

« On pourrait nous taxer de cynisme et dire que nous disposons de la vie de millions d'individus avec beaucoup de désinvolture, n'est-ce pas ? » interroge-t-il.

Il hésite, puis ajoute :

« Brûlons ce papier. »

Staline, les yeux plissés, dit avec un sourire :

« Non, gardez-le. »

Les ministres Eden et Molotov vont durant deux jours négocier à partir de ce document.

Il a suffi de quelques minutes pour parvenir à ce « partage ».

Mais Churchill craint que ce ne soit la situation des troupes de l'armée Rouge sur le terrain qui détermine l'influence « occidentale » ou russe.

Cependant, il ne renonce pas et s'illusionne encore.

Le 13 octobre, il écrit à son épouse :

« Les affaires vont bien. Nous avons réglé beaucoup de choses au sujet des Balkans et désamorcé des quantités de querelles en puissance. Les deux variétés de Polonais - ceux de Londres et ceux de Lublin, les uns pro-occidentaux, les autres pro-russes - sont arrivées et sont logées pour la nuit dans deux cages distinctes. Nous les verrons demain à tour de rôle. [...] J'ai eu des conversations très agréables avec le vieil Ours. Plus je le vois, plus il me plaît. Maintenant, on nous respecte ici, et je suis sûr qu'ils veulent coopérer avec nous. »

Churchill désire parvenir, presque à n'importe quel prix, à une entente avec Staline, qui permettra à l'Angleterre de demeurer une grande puissance influente.

Il dit :

« De bonnes relations avec Staline sont plus importantes qu'un tracé de frontières. »

Il se rassure en répétant : « Staline n'a qu'une parole. »

Il fait la leçon aux Polonais fidèles au gouvernement polonais en exil à Londres, afin qu'ils acceptent le Comité national de Lublin, création russe.

« Si vous pensez pouvoir conquérir la Russie, eh bien, vous êtes tombés sur la tête, vous devriez être enfermé, dit-il au chef du gouvernement en exil à Londres. Vous nous entraîneriez dans une guerre qui pourrait faire 25 millions de morts. Vous seriez liquidé. Vous détestez les Russes ; je sais que vous les détestez. Nous, nous avons avec eux des relations amicales - bien plus amicales qu'elles ne l'ont jamais été... et j'entends que cela continue ! »

Est-il dupe ?

Ou bien fait-il le pari qu'un « pacte avec le diable » est nécessaire pour « assurer la paix » ?

Il exalte l'amitié des Trois Grands - Russie, États-Unis, Grande-Bretagne.

« La paix revenue, cette amitié peut sauver le monde, et c'est peut-être grâce à elle seule que nos enfants et nos petits-enfants pourront vivre en paix. Ce but, à mes yeux, peut être atteint aisément. Sur le champ de bataille, les résultats obtenus sont bons, très bons, cependant qu'un travail non moins excellent s'accomplit derrière le front : grandes sont les espérances de voir la victoire porter des fruits éternels. »

Staline est satisfait.

Le « directoire » des Trois Grands fait de la Russie soviétique, suspecte depuis 1917, un partenaire reconnu, l'égal des grandes démocraties.

Katyn et tant d'autres crimes sont ensevelis dans le silence.

Staline et Churchill sont ovationnés lorsqu'ils apparaissent dans la loge du Théâtre Bolchoï en compagnie de l'ambassadeur américain accompagné de sa fille Kathleen. À la fin du spectacle, un dîner est offert par Staline dans une pièce attenante à la loge.

Un Russe compare les Trois Grands à la Sainte-Trinité.

« Dans ce cas, lance Staline, Churchill est le Saint-Esprit. Il n'arrête pas de voler dans les airs. »

Et Churchill évoque ses « deux amis », le président Roosevelt et le maréchal Staline.

Le 19 octobre, Staline accompagne Churchill à l'aéroport, et quand l'avion du Premier ministre commence à rouler sur la piste, il agite son mouchoir !

Mais il suffit de quelques semaines pour que la « grande amitié » se fissure.

En Grèce, les communistes essaient de s'emparer du pouvoir. Ils se soulèvent à Athènes.

Churchill aussitôt, en dépit des Américains et de l'opinion publique anglaise, fait intervenir les troupes britanniques.

« Nous devons tenir et dominer Athènes, dit-il au général Scobie qui commande les unités anglaises. Il faut procéder sans effusion de sang si possible mais avec effusion de sang si nécessaire. »

Lui-même, à la fin de l'année, se rendra à Athènes, parcourant les rues de la capitale à bord d'une automitrailleuse, indifférent au danger.

Et les communistes ne s'empareront pas de la Grèce.

De Gaulle ne doute pas de la détermination de Churchill. Ce Premier ministre-là ne sera jamais un Chamberlain, qui, en septembre 1938, à Munich, capitula devant Hitler.

Churchill veut bien dîner avec le diable mais avec une longue cuillère et il est capable de renverser la table !

43.

De Gaulle le reçoit à Paris.

C'est le 11 novembre 1944. Ce jour des morts pour la patrie. De Gaulle regarde devant lui la tombe du Soldat inconnu. À ses côtés, Winston Churchill, arrivé la veille au soir à Paris en compagnie de sa femme, de sa fille et d'Anthony Eden.

Ils ont déjà remonté en voiture l'avenue des Champs-Élysées.

Délire de la foule. Cris enthousiastes pour cet homme joufflu qui lève le bras, doigts écartés en forme de V, sa grosse tête ronde écrasée sous la casquette bleue à feuilles de chêne dorées d'officier de la Royal Air Force.

De Gaulle l'observe. Churchill a droit à la reconnaissance du pays. Et peut-être la nation, en voyant l'allié s'incliner devant le héros inconnu ou la statue de Clemenceau, oubliera-t-elle la honte de juin 1940.

Alors, faste pour Churchill.

Baignoire en or au premier étage du Quai d'Orsay, qui lui est tout entier réservé. Escorte de gardes républicains en grand uniforme entourant la voiture découverte, et maintenant descente à pied des Champs-Élysées en compagnie de Duff Cooper, d'Alexander Cadogan et d'Anthony Eden.