Выбрать главу

De Gaulle marche à ses côtés. La foule crie :

« Vive Churchill ! Vive de Gaulle ! Vive l'Angleterre ! »

Puis c'est le défilé des troupes. La musique qui joue Le Père la Victoire parce que de Gaulle sait que Churchill connaît cette chanson à la gloire de Clemenceau.

De Gaulle se penche :

« For you », dit-il au Premier ministre.

On se rend aux Invalides sur le tombeau de Foch et celui de Napoléon.

« Dans le monde, il n'y a rien de plus grand », murmure Churchill.

Échange de toasts au ministère de la Guerre.

« Dans mille ans, commence de Gaulle, la France n'aura pas oublié ce qui fut accompli dans cette guerre par le noble peuple que le très honorable Winston Churchill entraîne avec lui vers les sommets d'une des plus grandes gloires du monde. »

Churchill a les larmes aux yeux.

De Gaulle se souvient, en conviant le Premier ministre à prendre place dans son bureau aux côtés d'Eden et de Bidault, de ces rencontres tumultueuses au 10, Downing Street ou à Marrakech, et de cette humiliante conférence d'Anfa.

Tant de conflits. Et maintenant, la France qui peut recevoir chez elle avec faste !

« Je croyais ce matin, dit Churchill, assister à une résurrection. »

Mais dans la salle de conférences, de Gaulle, dès les premiers échanges, constate que le Premier ministre se dérobe. Il l'écoute répondre dans son français chaotique aux questions précises qu'il pose.

Bien sûr, Churchill accepte que la France fasse partie de la commission qui va décider du sort de l'Allemagne. Et même que les troupes françaises disposent d'une zone d'occupation après la victoire.

Mais cela reste vague, Churchill ne veut pas s'engager aux côtés de la France.

« Nos deux pays nous suivront, insiste de Gaulle. L'Amérique et la Russie entravées par leurs rivalités ne pourront pas passer outre. D'ailleurs, nous aurons l'appui de beaucoup d'États et de l'opinion mondiale qui, d'instinct, redoutent les colosses. En fin de compte, l'Angleterre et la France façonneront ensemble la paix comme deux fois en trente ans elles ont ensemble affronté la guerre. »

Churchill voudra-t-il de cet accord qui peut faire de l'Europe la maîtresse du jeu ?

Il hésite d'abord à répondre, parle de l'émotion qu'il a ressentie en se rendant à l'Hôtel de Ville, accueilli par les acclamations des personnalités de la Résistance.

Il a pleuré durant toute la cérémonie, avoue-t-il.

« Vos révolutionnaires, on dirait des travaillistes. C'est tant mieux pour l'ordre public, mais c'est dommage pour le pittoresque. »

Puis il tire sur son cigare, se penche vers de Gaulle.

« Dans la politique aussi bien que dans la stratégie, reprend-il, mieux vaut persuader les plus forts que de marcher à leur encontre. C'est ce à quoi je tâche de réussir. »

De Gaulle le fixe. Donc, Churchill refuse d'être l'allié de la France, d'ouvrir une voie européenne entre les deux colosses.

« J'ai noué avec Roosevelt des relations personnelles étroites, continue le Premier ministre. Avec lui, je procède par suggestions afin de diriger les choses dans le sens voulu. Pour la Russie, c'est un gros animal qui a eu faim très longtemps. Il n'est pas possible aujourd'hui de l'empêcher de manger, d'autant plus qu'il est parvenu en plein milieu du troupeau des victimes.

« Mais il s'agit qu'il ne mange pas tout. Je tâche de modérer Staline qui, d'ailleurs, s'il a grand appétit, ne manque pas de sens pratique. Et puis, après le repas, il y a la digestion.

« Quand l'heure viendra de digérer, ce sera pour les Russes assoupis le moment des difficultés. Saint Nicolas pourra peut-être alors ressusciter les pauvres enfants que l'ogre aura mis au saloir. »

44.

Cet ogre russe, ce Staline qui fascine Churchill, de Gaulle, à l'automne 1944, veut le connaître, conclure avec lui un pacte franco-soviétique.

C'est la manière, pour la France, de faire contrepoids aux Anglo-Américains si réticents à admettre que la France s'est arrachée à l'abîme. À plusieurs reprises déjà, depuis leur entrée dans la guerre en juin 1941, les Russes ont reconnu, soutenu la France Libre.

Et de Gaulle a veillé à ce que sur le front russe combattent des Français, les pilotes de l'escadrille Normandie-Niemen, dont les Russes vantent l'héroïsme.

Les symboles comptent dans les relations entre États.

De Gaulle, d'une phrase lancée devant les députés de l'Assemblée consultative - qui tient lieu de Chambre des députés dans l'attente des élections, - a annoncé son voyage à Moscou, son projet de pacte et son but :

« Rebâtissons notre puissance, voilà quelle est désormais la grande querelle de la France. »

Le 24 novembre 1944, de Gaulle s'envole pour Moscou où il arrive le 1er décembre.

Le voyage a été long.

En avion d'abord, jusqu'à Bakou, avec escales au Caire et à Téhéran où il rencontre le roi Farouk, puis le chah d'Iran, façon de montrer que la France est de retour.

Puis en train, de Bakou à Stalingrad, et Moscou.

De Gaulle découvre la grise immensité russe, les foules figées, silencieuses, grises elles aussi.

Partout, de Gaulle sent la contrainte et la peur, la condescendance des officiels russes.

Ils rappellent que la France, aux plans politique et militaire, n'est rien d'autre qu'une nation qui a été battue en 1940 et qui a accepté de collaborer.

Pour bien marquer la différence, lorsque Staline lève son verre, en présence de De Gaulle, il ne boit qu'à la santé de Roosevelt et de Churchill et il tient ce dernier informé des conversations avec de Gaulle.

De Gaulle constate qu'il est ignoré de la foule russe et qu'on ne fait rien pour faire connaître quels sont sa place et son combat.

La France Libre vaut moins que les Polonais du Comité National de Lublin.

On organise pour lui et son ministre des Affaires étrangères, Georges Bidault, une visite du métro de Moscou, et on les laisse être bousculés, comme de quelconques voyageurs dont on écrase les pieds. Et sans doute veut-on ainsi faire comprendre à de Gaulle qu'il ne représente qu'une petite puissance, encore engluée dans sa défaite.

Quant aux négociateurs russes, ils sont brutaux, aux limites de l'impertinence et de la vulgarité.

« Ça manque d'élégance, ça manque de courtoisie, c'est un régime brutal, inhumain », commente Bidault.

De Gaulle reste impassible, lors des entretiens avec Staline - les 2, 6 et 8 décembre 1944, - mais il rend coup pour coup.

Lors de la réception qu'il offre dans les locaux de l'ambassade de France, il s'adresse à Alexander Werth, le correspondant du Sunday Times, lui parle de sa visite à Stalingrad.

« Ah ! Stalingrad, dit-il, c'est tout de même un peuple formidable, un très grand peuple.

- Les Russes, ah, oui, approuve Werth.

- Mais non, je ne parle pas des Russes, je parle des Allemands. Tout de même, avoir poussé jusque-là[5] ! »

À aucun moment, il ne se laisse démonter, ne cachant pas son dégoût des scènes d'ivrognerie auxquelles se livrent les Russes, et le premier d'entre eux, Staline, qui boit directement au goulot des bouteilles de champagne et menace ses diplomates de les faire fusiller...

Mais de Gaulle a l'intuition que les Russes, tout en essayant d'arracher des concessions, signeront à la fin ce pacte franco-soviétique, et soutiendront la France face aux Anglo-Américains.