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Les médecins lui ont déconseillé de faire ce long voyage aérien. Paraplégique depuis 1921, il est hypertendu, épuisé. Il a maigri de façon inquiétante. À 62 ans, c'est déjà un vieillard.

Mais Roosevelt passe outre l'avis des médecins.

Pour lui, cette conférence des Trois Grands a une importance capitale.

Il veut maintenir son alliance avec Staline qui lui paraît être la condition de la paix, quand - dans quelques mois au plus tard - l'Allemagne nazie sera vaincue.

Il lui semble que lui seul peut servir d'intermédiaire entre l'« uncle Joe » russe et Churchill si méfiant, si attaché à la grandeur de l'Empire britannique.

Roosevelt veut achever de bâtir l'Organisation des Nations unies. Il a besoin des concessions de Staline qui revendique quinze sièges occupés par... toutes les républiques de l'URSS ! Comme si elles étaient indépendantes ! Il devra se contenter de trois - Russie, Ukraine, Biélorussie.

Il y a l'avenir de la Pologne, que Churchill tente d'arracher aux griffes de l'Ours russe. Et il en va de même pour toute l'Europe centrale et balkanique.

Et il y a le destin de l'Allemagne qui sera occupée et Churchill veut imposer la France comme l'une des Grandes Puissances occupantes. Ni Roosevelt ni Staline ne veulent permettre à la France de faire partie à nouveau des Grandes Puissances.

Mais Churchill a confié à Roosevelt qu'il ne céderait pas sur ce point : si les États-Unis retirent leurs troupes d'Europe - comme Roosevelt l'a prévu, - il ne veut pas rester seul dans la cage avec l'Ours russe.

Roosevelt écoute Churchill avec lassitude.

Ce n'est pas seulement l'effet de la maladie. Il se défie de l'Angleterre et de la France, « ces vieilles puissances coloniales ». Il a confiance en la Russie.

« Staline va travailler avec moi pour un monde de démocratie et de paix », dit-il.

Il est prêt aux concessions, et Churchill est accablé quand il apprend que le général Eisenhower a décidé d'arrêter ses troupes quand elles auront atteint l'Elbe. Là, elles attendront les soldats de l'armée Rouge. Elles ne progresseront que vers le sud, vers Leipzig et Dresde. Elles laisseront les Russes livrer la bataille de Berlin et donc s'installer dans la capitale du Reich, et remporter ainsi une immense victoire symbolique !

« L'ensemble des Balkans, à l'exception de la Grèce, va être bolchevisé, dit Churchill, et je ne peux rien faire pour l'empêcher. Les Russes annexeront les régions orientales de la Pologne et celle-ci s'étendra à l'ouest jusqu'à la rivière Neisse, au détriment de l'Allemagne. »

Des millions d'Allemands seront chassés vers l'ouest !

Il faut satisfaire Staline !

À Yalta, Churchill et Roosevelt accepteront même d'intensifier les attaques aériennes sur l'Allemagne.

Et Dresde sera réduite en cendres les 13 et 14 février, au lendemain de Yalta.

Churchill lui-même s'est donc laissé entraîner à faire de larges concessions à un Staline retors, bonhomme, lâchant ici pour mieux retenir là. Et persuadé surtout que dès lors que l'armée Rouge occupe ces nations, on peut tout promettre.

« Le maréchal Staline et les dirigeants soviétiques désirent vivre dans une amitié et une égalité honorables avec les démocraties occidentales, pense Churchill. Je crois aussi qu'ils n'ont qu'une parole. »

Il lui suffira de quelques semaines pour découvrir que la réalité est pire que ce qu'il a craint. Partout, les Russes et leurs affidés régnent en maîtres.

« Ici, écrit à Churchill un Yougoslave qui a été ministre de Tito, ce n'est pas un État, c'est un abattoir. »

Un mois après la fin de Yalta, le 13 mars 1945, Churchill écrit à Roosevelt :

« Je serai certainement obligé d'expliquer que nous nous trouvons en présence d'un immense échec, d'un écroulement complet de tout ce qu'il a été convenu à Yalta. »

Churchill répète à Roosevelt - et à Eisenhower : « Il me paraît hautement important de serrer la main aux Russes le plus à l'est possible. » Mais il se heurte à la naïveté mêlée de froid réalisme du président des États-Unis affaibli par la maladie et paraissant suivre les discussions de l'autre rive du fleuve de la vie.

« Un homme tellement gentil, mais si malade, si malade », murmurent en pleurant les femmes de chambre qui servent le président dans sa résidence de Yalta - le palais Livadia, en granit blanc, que le tsar avait fait construire en 1911.

Staline lui-même, après s'être rendu au chevet de Roosevelt, dit, interrogeant Molotov du regard :

« Pourquoi la nature l'a-t-elle ainsi puni ? Il n'est pas pire que les autres hommes, n'est-ce pas ? »

Chacun peut constater que Roosevelt, hors des discussions, « ne paraît plus s'intéresser réellement au déroulement de la guerre ».

Il pose pour les photographes, blotti dans sa cape, assis entre le rubicond Churchill et l'énigmatique Staline.

Et Churchill comme Roosevelt doivent bien prendre en compte la réalité militaire qui modèle les rapports de force entre Churchill et Roosevelt d'un côté et Staline de l'autre. Edward Stettinius, conseiller de Roosevelt, écrit ainsi :

« Étant donné la situation militaire de février 1945, il ne s'agissait pas de ce que l'Angleterre et les États-Unis permettraient aux Russes de faire en Pologne, mais de ce que ces deux nations pourraient faire accepter à l'Union soviétique... Nos troupes avaient à peine recouvré le terrain perdu dans la bataille des Ardennes, elles n'avaient franchi le Rhin qu'en quelques points. En Italie, notre avance s'enlisait dans les Apennins. Au contraire, les troupes soviétiques, après avoir envahi presque toute la Pologne et la Prusse-Orientale, avaient atteint l'Oder. La Pologne et la plupart de l'Europe orientale, à l'exception d'une grande partie de la Tchécoslovaquie, étaient aux mains de l'armée Rouge. »

À Yalta, Staline, fort de la situation militaire, peut donc faire des concessions dont il sait bien que personne ne viendra, dans cette Europe centrale occupée par l'armée Rouge lui demander raison de leur non-application.

Il loge dans l'immense palais du prince Youssoupov. Il se rend, escorté par une centaine de membres du NKVD, à la résidence de Churchill, le palais du prince Vorontsov, il visite Roosevelt au palais Livadia.

Il préside les banquets somptueux dans Yalta que les services de la police secrète dirigés par Beria ont vidé de sa population.

Staline, facétieux et cynique, dit, montrant Beria :

« Lui, c'est notre Himmler ! »

Tous les convives étrangers regardent Beria ; petit, gros, et les verres épais de son pince-nez lui donnent « un air sinistre mais diaboliquement intelligent ».

Qui saura que Beria est un obsédé sexuel, qu'on soupçonne d'enlever dans les rues de Moscou de très jeunes filles qu'il repère en circulant lentement dans sa voiture aux vitres opaques ?

Staline, durant ces dîners dans les palais de Yalta, apparaît, selon le général anglais Alan Brooke, « au mieux de sa forme, drôle et de très bonne humeur ».

Il se dépeint comme un « vieux bavard naïf », multiplie les toasts aux alliés, aux généraux « que l'on apprécie seulement pendant la guerre, mais après la bataille leur prestige s'éteint et les femmes ne les regardent plus ».

Quand Churchill suggère que « nous pourrions nous faire un allié du pape », Staline sourit, répond :

« On mène une guerre avec des soldats, des canons et des tanks. Le pape, combien de divisions ? S'il nous le dit, il pourra peut-être devenir notre allié. »

Mais ces reparties ne sont qu'un leurre. Dès qu'il s'agit de négocier, Staline argumente âprement.