Mais les communistes s'obstinent.
Ils préparent les élections qui ont été fixées au 21 octobre. Ils contestent la décision qu'a prise de Gaulle, malgré l'hostilité de l'Assemblée consultative, de procéder en même temps que l'élection des députés à un référendum comportant deux questions :
« L'Assemblée élue sera-t-elle constituante - oui ou non (si le oui l'emporte, cela signifie la fin de la IIIe République), - et aura-t-elle des pouvoirs limités par le gouvernement dont le chef est élu par l'Assemblée - oui ou non ? »
Il l'a répété :
« Je souhaite pour ma part que la majorité des Français réponde oui aux deux questions. » Et ça a été une levée de boucliers des partis de « gauche » contre la procédure du référendum.
Alors, c'est la guerre contre lui, déjà.
De Gaulle allume une cigarette. Il plisse les yeux. Il poursuit la lecture des rapports. Il a un sentiment de dégoût et de mépris.
« Certains partis veulent, et ne s'en cachent plus, discréditer le président du Gouvernement Provisoire en lui imputant le marasme économique dans lequel le pays se débat... Ils n'hésitent pas à l'accuser d'avoir refusé d'appliquer le programme du Conseil de la Résistance. »
Il s'arrête. Les comités d'entreprise, la nationalisation du transport aérien, des houillères, du crédit, les allocations familiales, la Sécurité sociale, les hausses de salaire, qu'est-ce donc que tout cela à leurs yeux ?
Ils l'accusent d'être « un homme des trusts et de la réaction » et de « chercher par le référendum à se faire plébisciter ».
Il faut, disent-ils, qu'il soit « balayé aux prochaines élections ».
Il lit, relit. L'amertume remplit sa bouche.
« Certains, poursuit le rapport du commissaire du département du Nord, reprennent même les arguments du Parti communiste contre le général de Gaulle avant le revirement de la Russie : "Thorez nous l'avait bien dit en 1941 : de Gaulle est l'agent du capitalisme international." »
En Haute-Marne, en Moselle, « des maires demandent le retrait du portrait du général de Gaulle ainsi que des croix de Lorraine se trouvant sur les drapeaux ».
De Gaulle se lève, marche lentement dans le bureau.
N'est-ce pas Blum qui a dit : « Nous avons le droit à l'ingratitude » ?
Il pense à Churchill qui vient d'être contraint de démissionner, le 26 juillet, après la victoire des travaillistes, et c'est Attlee, le leader de ce parti, qui lui a succédé.
Il murmure : « Pauvre Churchill. »
Il ne ressent ni colère ni indignation. Il n'est pas surpris. Tout cela est « conforme à l'ordre des choses humaines ». Commence « le temps de la médiocrité ». Pourquoi de Gaulle serait-il épargné ?
Churchill avait craint, alors qu'il participait à la conférence de Potsdam, que l'opposition travailliste conduite par Clement Attlee ne l'emporte.
« Je ne serai que la moitié d'un homme avant le résultat de ces élections... Elles planent au-dessus de moi comme un vautour d'incertitude. »
Staline était persuadé que Churchill l'emporterait à la fois parce qu'il était celui qui, à la tête de la Grande-Bretagne, avait dirigé en grand capitaine la nation jusqu'à la victoire, mais aussi parce qu'il avait « arrangé » ces élections.
En fait, c'est un triomphe travailliste, ce 25 juillet 1945 (393 sièges contre 210 aux conservateurs).
Et Clement Attlee remplace Churchill à la conférence de Potsdam.
Churchill, qui depuis cinq ans est au cœur du cyclone mondial, se trouve tout à coup privé de pouvoir, d'activité.
« À mon âge, il ne saurait être question d'un retour aux affaires, dit-il. Des pensées désespérées me viennent en tête... Je n'arrive pas à m'habituer à la pensée de ne rien faire pour le reste de ma vie. Il aurait mieux valu que je sois tué dans un accident d'avion ou que je meure comme Roosevelt. »
En fait, c'en est fini des « Grands ».
Pour le meilleur, quand disparaissent Hitler, sa clique et Mussolini.
Ne restent que Staline et de Gaulle. Mais la coalition des petits hommes, des petits partis commence à harceler de Gaulle, afin de s'emparer à nouveau des rênes de l'État... comme avant 1940, la guerre n'étant qu'une parenthèse.
Quant à Staline, la victoire le grise, et il exerce son pouvoir en tsar qui n'accepte aucune contrainte. Il évalue avec mépris un Harry Truman, un Clement Attlee. Truman n'est qu'un boutiquier du Missouri ! « Comment le comparer à Roosevelt ? Il n'est ni intelligent ni instruit », jauge Staline.
Mais ce « boutiquier » annonce que son pays possède la bombe atomique qui bouleverse le rapport des forces militaires entre l'Est et l'Ouest.
La guerre européenne accouche ainsi dès juillet 1945 du risque d'une nouvelle guerre.
Alors même que la guerre contre le Japon n'est pas achevée.
Après la vague des défaites (les Japonais ont conquis en six mois Hong Kong et Singapour, une partie de la Birmanie, les Philippines), les Américains, en mai 1942, ont remporté des victoires (Midway) et réussi le 24 avril à bombarder Tokyo.
Ce coup d'arrêt annonce un renversement : d'île en île, de débarquement en débarquement, les Marines, les porte-avions refoulent les Japonais.
Les combats sont acharnés, les Japonais luttant jusqu'à la mort.
Ainsi, du 19 février au 17 mars 1945, 20 000 soldats japonais résistent dans l'île d'Iwo-Jima à 250 000 Américains soutenus par 900 navires - dont 16 porte-avions.
Les Américains remportent la victoire. Elle leur a coûté 6 000 morts, mais ne survivent que 216 Japonais.
L'acharnement de ces combats, le chiffre élevé des pertes américaines - minime si l'on pense aux grands affrontements de la guerre européenne - conduisent l'état-major américain à envisager l'utilisation de l'arme atomique pour briser le refus japonais de la capitulation.
Mais il s'agit aussi et peut-être d'abord de montrer à Staline la force que représentent les États-Unis.
Le 6 août, la première bombe atomique est larguée sur Hiroshima.
Le 8 août, l'URSS déclare la guerre au Japon.
Le 9 août, une deuxième bombe atomique frappe Nagasaki.
Dans la nuit du 9 au 10 août, l'empereur japonais Hiro-Hito recommande d'engager des pourparlers de paix.
Le 2 septembre 1945, l'armistice sera signé à bord du cuirassé américain Missouri, armé dans la baie de Tokyo. Le général MacArthur le paraphe au nom des États-Unis.
Et le général Leclerc au nom de la France.
Combien de morts à Hiroshima et à Nagasaki ?
Combien d'humains condamnés à une mort lente due aux irradiations ?
Combien d'enfants portent en eux la mort, alors qu'ils n'étaient pas encore nés, parce que leur mère a été irradiée ?
Sur la pierre d'un pont de Hiroshima, on aperçoit une forme noire : image inscrite dans la pierre d'un homme que la lueur atomique a « photographié », ne laissant de lui que cette forme anonyme.
À Moscou, en cette mi-août 1945, Staline grogne, jure, utilise, comme dit le jeune diplomate Gromyko, « un langage bien corsé ».
Puis Staline, de sa voix sourde, détachant chaque mot comme s'il voulait l'inscrire à jamais dans la mémoire de ceux qui l'écoutent :
« Les Américains et les Anglais, dit-il, espèrent que nous ne serons pas capables de produire la bombe tout seuls... Ils veulent nous imposer leurs plans. Eh bien, cela ne se passera pas comme ça ! »