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Il les salua tous deux d’un joyeux «holà!» et s’assit à leur table. Il dégageait une forte odeur de sueur. Des gouttes recouvraient tout son visage rosé. Son pouvoir de transpiration était extraordinaire. Au Centre communautaire, on pouvait toujours, par l’humidité du manche de la raquette, savoir s’il avait joué au ping-pong.

Syme avait sorti une bande de papier sur laquelle il y avait une longue colonne de mots et il étudiait, un crayon à encre à la main.

– Regardez-le travailler à l’heure du déjeuner, dit Parsons en poussant Winston du coude. C’est du zèle, hein? Qu’est-ce que vous avez là, vieux frère? Quelque chose d’un peu trop savant pour moi, je suppose. Smith, mon vieux, je vais vous dire pourquoi je vous poursuis. C’est à cause de cette cotisation que vous avez oublié de me payer.

– Quelle cotisation? demanda Winston en se tâtant les poches automatiquement pour trouver de la monnaie.

Un quart environ du salaire de chaque individu était réservé aux souscriptions volontaires, lesquelles étaient si nombreuses qu’il était difficile d’en tenir une comptabilité.

– Pour la Semaine de la Haine. On collecte maison par maison, vous savez ce que c’est. Je suis le trésorier de notre immeuble. Nous faisons un effort prodigieux. Nous allons pouvoir en mettre plein la vue. Ce ne sera pas ma faute, je vous le dis, si ce vieux bloc de la Victoire n’a pas le plus bel assortiment de drapeaux de toute la rue. C’est deux dollars que vous m’avez promis.

Winston trouva deux dollars graisseux et sales qu’il tendit à Parsons. Celui-ci, de l’écriture nette des illettrés, nota le montant de la somme sur un petit carnet.

– À propos, vieux, dit-il, on m’a raconté que mon petit coquin de garçon a lâché sur vous hier un coup de son lance-pierres. Je lui ai pas mal lavé la tête. En fait, je lui ai dit que je lui enlèverais son engin s’il recommençait.

– Je crois qu’il était un peu bouleversé de ne pas aller à l’exécution, dit Winston.

– Ah! Oui! Je veux dire, il montre un bon esprit, n’est-ce pas? Des petits galopins, bien turbulents, tous les deux, mais vous parlez d’une ardeur! Ils ne pensent qu’aux Espions. À la guerre aussi, naturellement. Savez-vous ce qu’a fait mon numéro de petite fille samedi dernier, quand elle était avec sa troupe sur la route de Bukhamsted? Elle et deux autres petites filles se sont échappées pendant la marche. Elles ont passé tout l’après-midi, figurez-vous, à suivre un type. Pendant deux heures, elles n’ont pas quitté ses talons, droit dans le bois et, quand elles sont arrivées à Amersham, elles l’ont fait prendre par une patrouille.

– Pourquoi ont-elles fait cela? demanda Winston un peu abasourdi.

Parsons continua sur un ton triomphant:

– La gosse était convaincue qu’il était une sorte d’agent de l’ennemi. Il avait pu être parachuté, par exemple. Mais là est le point, mon vieux. Qu’est-ce que vous croyez qui a en premier lieu éveillé ses soupçons? Elle avait remarqué qu’il portait de drôles de chaussures. Elle dit qu’elle n’avait jamais vu personne porter des chaussures pareilles. Il y avait donc des chances pour qu’il soit un étranger. Assez fort, pas? pour une gamine de sept ans.

– Qu’est-ce qui est arrivé à l’homme? demanda Winston.

– Ça, je ne pourrais pas vous le dire, naturellement, mais je ne serais pas du tout surpris si…

Ici Parsons fit le geste d’épauler un fusil et fit claquer sa langue pour imiter la détonation.

– Bien, dit Syme distraitement, sans lever les yeux de sa bande de papier.

– Naturellement, nous devons nous méfier de tout, convint Winston.

– Ce que je veux dire, c’est que nous sommes en guerre, dit Parsons.

Comme pour confirmer ces mots, un appel de clairon fut lancé du télécran juste au-dessus de leurs têtes. Cette fois, pourtant, ce n’était pas la proclamation d’une victoire militaire, mais simplement une annonce du ministère de l’Abondance.

– Camarades! cria une jeune voix ardente. Attention, camarades! Nous avons une grande nouvelle pour vous. Nous avons gagné la bataille de la production! Les statistiques, maintenant complètes, du rendement dans tous les genres de produits de consommation, montrent que le standard de vie s’est élevé de rien moins que vingt pour cent au-dessus du niveau de celui de l’année dernière. Il y a eu ce matin, dans tout l’Océania d’irrésistibles manifestations spontanées de travailleurs qui sont sortis des usines et des bureaux et ont défilé avec des bannières dans les rues. Ils criaient leur gratitude à Big Brother pour la vie nouvelle et heureuse que sa sage direction nous a procurée. Voici quelques-uns des chiffres obtenus: Denrées alimentaires…

La phrase, «notre vie nouvelle et heureuse», revint plusieurs fois. C’était, depuis peu, une phrase favorite du ministère de l’Abondance. Parsons, son attention éveillée par l’appel du clairon, écoutait bouche bée, avec une sorte de solennité, de pieux ennui. Il ne pouvait suivre les chiffres, mais il n’ignorait pas qu’ils étaient une cause de satisfaction. Il avait sorti une pipe énorme et sale, déjà bourrée à moitié de tabac noirci. Avec la ration de cent grammes par semaine de tabac, il était rarement possible de remplir une pipe jusqu’au bord. Winston fumait une cigarette de la Victoire qu’il tenait soigneusement horizontale. La nouvelle ration ne serait pas distribuée avant le lendemain et il ne lui restait que quatre cigarettes. Il avait pour l’instant fermé ses oreilles au bruit de la salle et écoutait les balivernes qui ruisselaient du télécran. Il apparaissait qu’il y avait même eu des manifestations pour remercier Big Brother d’avoir augmenté jusqu’à vingt grammes par semaine la ration de chocolat.

Et ce n’est qu’hier, réfléchit-il, qu’on a annoncé que la ration allait être réduite à vingt grammes par semaine. Est-il possible que les gens avalent cela après vingt-quatre heures seulement? Oui, ils l’avalaient. Parsons l’avalait facilement, avec une stupidité animale. La créature sans yeux de l’autre table l’avalait passionnément, fanatiquement, avec un furieux désir de traquer, de dénoncer et de vaporiser quiconque s’aviserait de suggérer que la ration était de trente grammes, il n’y avait de cela qu’une semaine. Syme lui aussi avalait cela, par des cheminements, toutefois, plus complexes qui impliquaient la double-pensée. Winston était-il donc le seul à posséder une mémoire?

Les fabuleuses statistiques continuaient à couler du télécran. Comparativement à l’année précédente, il y avait plus de nourriture, plus de maisons, plus de meubles, plus de casseroles, plus de combustible, plus de navires, plus d’hélicoptères, plus de livres, plus de bébés, plus de tout en dehors de la maladie, du crime et de la démence. D’année en année, de minute en minute, tout, les choses, les gens, tout s’élevait, dans un bourdonnement.

Winston, comme Syme l’avait fait plus tôt, avait pris sa cuiller et barbotait dans la sauce pâle qui coulait sur la table. Il étirait en un dessin une longue bande de cette sauce et songeait avec irritation aux conditions matérielles de la vie. Est-ce qu’elle avait toujours été ainsi? Est-ce que la nourriture avait toujours eu ce goût-là? Il jeta un regard circulaire dans la cantine. Une salle comble, au plafond bas, aux murs salis par le contact de corps innombrables. Des tables et des chaises de métal cabossé, placées si près les unes des autres que les coudes des gens se touchaient. Des cuillers tordues. Des plateaux bosselés. De grossières tasses blanches. Toutes les surfaces graisseuses et de la crasse dans toutes les fentes. Une odeur composite et aigre de mauvais gin, de mauvais café, de ragoût métallique et de vêtements sales. On avait toujours dans l’estomac et dans la peau une sorte de protestation, la sensation qu’on avait été dupé, dépossédé de quelque chose à quoi on avait droit.