Il était vrai que Winston ne se souvenait de rien qui fût très différent. À aucune époque dont il pût se souvenir avec précision, il n’y avait eu tout à fait assez à manger. On n’avait jamais eu de chaussettes ou de sous-vêtements qui ne fussent pleins de trous. Le mobilier avait toujours été bosselé et branlant, les pièces insuffisamment chauffées, les rames de métro bondées, les maisons délabrées, le pain noir. Le thé était une rareté, le café avait un goût d’eau sale, les cigarettes étaient en nombre insuffisant. Rien n’était bon marché et abondant, à part le gin synthétique. Cet état de chose devenait plus pénible à mesure que le corps vieillissait mais, de toute façon, que quelqu’un fût écœuré par l’inconfort, la malpropreté et la pénurie, par les interminables hivers, par les chaussettes gluantes, les ascenseurs qui ne marchaient jamais, l’eau froide, le savon gréseux, les cigarettes qui tombaient en morceaux, les aliments infects au goût étrange, n’était-ce pas un signe que l’ordre naturel des choses était violé. Pourquoi avait-il du mal à supporter la vie actuelle, si ce n’est qu’il y avait une sorte de souvenir ancestral d’une époque où tout était différent?
Encore une fois, Winston fit du regard le tour de la cantine. Presque tous étaient laids et ils auraient encore été laids, même s’ils avaient été vêtus autrement que de la combinaison bleue d’uniforme. À l’extrémité de la pièce, assis seul à une table, un petit homme, qui ressemblait curieusement à un scarabée, buvait une tasse de café. Ses petits yeux lançaient des regards soupçonneux de chaque côté. Comme il est facile à condition d’éviter de regarder autour de soi, pensa Winston, de croire que le type physique idéal fixé par le Parti existait, et même prédominait: garçons grands et musclés, filles à la poitrine abondante, blonds, pleins de vitalité, bronzés par le soleil, insouciants. Actuellement, autant qu’il pouvait en juger, la plupart des gens de la première Région aérienne étaient petits, bruns et disgracieux. Il était curieux de constater combien le type scarabée proliférait dans les ministères. On y voyait de petits hommes courtauds qui, très tôt, devenaient corpulents. Ils avaient de petites jambes, des mouvements rapides et précipités, des visages gras sans expression, de très petits yeux. C’était le type qui semblait prospérer le mieux sous la domination du Parti.
L’annonce du ministère de l’Abondance s’acheva sur un autre appel de clairon et fit place à une musique criarde. Parsons, que le bombardement des chiffres avait animé d’un vague enthousiasme, enleva sa pipe de sa bouche.
– Le ministère de l’Abondance a certainement fait du bon travail cette année, dit-il en secouant la tête d’un air entendu. À propos, vieux Smith, je suppose que vous n’avez aucune lame de rasoir à me céder?
– Pas une, répondit Winston. Il y a six semaines que je me sers de la même lame moi-même.
– Ah! bon. Je voulais seulement tenter ma chance, vieux.
– Je regrette, dit Winston.
La voix cancanante, à l’autre table, momentanément réduite au silence pendant l’annonce du ministère, avait recommencé à se faire entendre plus forte que jamais.
Winston se surprit soudain à penser à Mme Parsons. Il revoyait ses cheveux en mèches, la poussière des plis de son visage. D’ici deux ans, ses enfants la dénonceraient à la Police de la Pensée. Mme Parsons serait vaporisée. Syme serait vaporisé. Winston serait vaporisé. O’Brien serait vaporisé. D’autre part, Parsons, lui, ne serait jamais vaporisé. La créature sans yeux à la voix de canard serait jamais vaporisée. Les petits hommes scarabées qui se hâtaient avec tant d’agilité dans le labyrinthe des couloirs du ministère ne seraient jamais, eux non plus, vaporisés. Et la fille aux cheveux noirs, la fille du Commissariat aux Romans, elle non plus, ne serait jamais vaporisée. Il semblait à Winston qu’il savait, instinctivement, qui survivrait et qui périrait, bien qu’il ne fût pas facile de dire quel élément entraînait la survivance.
Il sortit à ce moment de sa rêverie avec un violent sursaut. La fille assise à la table voisine s’était à demi retournée et le regardait. C’était la fille aux cheveux noirs. Elle le regardait du coin de l’œil, mais avec une curieuse intensité. Dès que leurs regards se rencontrèrent, elle détourna les yeux.
Winston eut le dos mouillé de sueur. Un horrible frisson de terreur l’étreignit. La souffrance disparut presque aussitôt, mais non sans laisser une sorte de malaise irritant. Pourquoi le surveillait-elle? Pourquoi s’obstinait-elle à le poursuivre? Il ne pouvait malheureusement pas se rappeler si elle était déjà à cette table quand il était arrivé ou si elle y était venue après. Mais la veille, de toute façon, elle s’était assise immédiatement derrière lui quand il n’y avait pour cela aucune raison. Très probablement, son but réel avait été de l’écouter pour savoir s’il criait assez fort.
Sa première idée lui revint. Elle n’était probablement pas réellement un membre de la Police de la Pensée, mais c’était précisément l’espion amateur qui était le plus à craindre de tous. Il ne savait pas depuis combien de temps elle le regardait. Peut-être était-ce depuis cinq bonnes minutes et il était possible que Winston n’ait pas maîtrisé complètement l’expression de son visage. Il était terriblement dangereux de laisser les pensées s’égarer quand on était dans un lieu public ou dans le champ d’un télécran. La moindre des choses pouvait vous trahir. Un tic nerveux, un inconscient regard d’anxiété, l’habitude de marmonner pour soi-même, tout ce qui pouvait suggérer que l’on était anormal, que l’on avait quelque chose à cacher. En tout cas, porter sur son visage une expression non appropriée (paraître incrédule quand une victoire était annoncée, par exemple) était en soi une offense punissable. Il y avait même en novlangue un mot pour désigner cette offense. On l’appelait facecrime.
La fille lui avait de nouveau tourné le dos. Peut-être après tout ne le suivait-elle pas réellement. Peut-être n’était-ce qu’une coïncidence si elle s’était assise si près de lui deux jours de suite.
Sa cigarette s’était éteinte. Il la déposa avec précaution au bord de la table. Il finirait de la fumer après son travail s’il pouvait garder le tabac qui restait. Il était tout à fait possible que la personne assise à la table voisine fût une espionne. Il était tout à fait possible qu’avant trois jours il se trouvât dans les caves du ministère de l’Amour, mais un bout de cigarette ne devait pas être gâché.
Syme avait plié sa bande de papier et l’avait rangée dans sa poche. Parsons recommença à parler.
– Est-ce que je vous ai déjà raconté, vieux, commença-t-il en tapotant autour de lui le tuyau de sa pipe, que mes deux gamins ont mis le feu à la jupe d’une vieille du marché? Ils l’avaient vue envelopper du saucisson dans une affiche de B.B. Ils se sont glissés derrière elle et ils ont mis le feu à sa jupe avec une boîte d’allumettes. Ils lui ont fait une très mauvaise brûlure, je crois. Quels petits coquins, pas? mais malins comme des renards! C’est une éducation de premier ordre qu’on leur donne maintenant, aux Espions, meilleure même que de mon temps. Dites, que croyez-vous qu’on leur ait donné dernièrement? Des cornets acoustiques pour écouter par les trous des serrures! Ma petite fille en a apporté un à la maison l’autre soir. Elle l’a essayé sur la porte de notre salon et elle estime qu’elle peut entendre deux fois mieux qu’avec son oreille sur le trou. Naturellement, vous savez, ce n’est qu’un jouet, mais cela leur donne de bonnes idées, pas?