Winston se souvint que quelques prisonniers eurasiens, coupables de crimes de guerre, devaient être pendus dans le parc cet après-midi-là. Cela se répétait chaque mois environ et c’était un spectacle populaire. Les enfants criaient pour s’y faire conduire.
Winston salua Mme Parsons et sortit. Mais il n’avait pas fait six pas sur le palier que quelque chose le frappait à la nuque. Le coup fut atrocement douloureux. C’était comme si on l’avait transpercé avec un fil de fer chauffé au rouge. Il se retourna juste à temps pour voir Mme Parsons tirer son fils pour le faire rentrer tandis que le garçon mettait une fronde dans sa poche.
«Goldstein!» hurla le garçon, tandis que la porte se refermait sur lui. Mais ce qui frappa le plus Winston, ce fut l’expression de frayeur impuissante du visage grisâtre de la femme.
De retour dans son appartement, il passa rapidement devant l’écran et se rassit devant la table, tout en se frottant le cou. La musique du télécran s’était tue. Elle était remplacée par une voix coupante et militaire qui lisait, avec une sorte de plaisir brutal, une description de la nouvelle forteresse flottante qui venait d’être ancrée entre la Terre de Glace et les îles Féroé.
Cette pauvre femme, pensa Winston, doit vivre dans la terreur de ses enfants. Dans un an ou deux, ils surveilleront nuit et jour chez elle les symptômes de non-orthodoxie. Presque tous les enfants étaient maintenant horribles. Le pire c’est qu’avec des organisations telles que celle des Espions, ils étaient systématiquement transformés en ingouvernables petits sauvages. Pourtant cela ne produisait chez eux aucune tendance à se révolter contre la discipline du Parti. Au contraire, ils adoraient le parti et tout ce qui s’y rapportait: les chansons, les processions, les bannières, les randonnées en bandes, les exercices avec des fusils factices, l’aboiement des slogans, le culte de Big Brother. C’était pour eux comme un jeu magnifique. Toute leur férocité était extériorisée contre les ennemis de l’État, contre les étrangers, les traîtres, les saboteurs, les criminels par la pensée. Il était presque normal que des gens de plus de trente ans aient peur de leurs propres enfants. Et ils avaient raison. Il se passait en effet rarement une semaine sans qu’un paragraphe du Times ne relatât comment un petit mouchard quelconque – «enfant héros», disait-on – avait, en écoutant aux portes, entendu une remarque compromettante et dénoncé ses parents à la Police de la Pensée.
La brûlure causée par le projectile s’était éteinte. Winston prit sa plume sans entrain. Il se demandait s’il trouverait quelque chose de plus à écrire dans son journal. Tout d’un coup, sa pensée se reporta vers O’Brien.
Il y avait longtemps – combien de temps? sept ans, peut-être, – il avait rêvé qu’il traversait une salle où il faisait noir comme dans un four. Quelqu’un, assis dans cette salle, avait dit, alors que Winston passait devant lui: «Nous nous rencontrerons là où il n’y a pas de ténèbres.» Ce fut dit calmement, comme par hasard. C’était une constatation, non un ordre. Winston était sorti sans s’arrêter. Le curieux était qu’à ce moment, dans le rêve, les mots ne l’avaient pas beaucoup impressionné. C’est seulement plus tard, et par degrés, qu’ils avaient pris tout leur sens. Il ne pouvait maintenant se rappeler si c’était avant ou après ce rêve qu’il avait vu O’Brien pour la première fois. Il ne pouvait non plus se rappeler à quel moment il avait identifié la voix comme étant celle d’O’Brien. L’identification en tout cas était faite. C’était O’Brien qui avait parlé dans l’obscurité.
Winston n’avait jamais pu savoir avec certitude si O’Brien était un ami ou un ennemi. Même après le coup d’œil de ce matin, il était encore impossible de le savoir. Cela ne semblait pas d’ailleurs avoir une grande importance. Il y avait entre eux un lien basé sur la compréhension réciproque, qui était plus important que l’affection ou le rattachement à un même parti. «Nous nous rencontrerons là où il n’y a pas de ténèbres», avait dit O’Brien. Winston ne savait pas ce que cela signifiait, il savait seulement que, d’une façon ou d’une autre, cela se réaliserait.
La voix du télécran se tut. Une sonnerie de clairon, claire et belle, flotta dans l’air stagnant. La voix grinçante reprit:
– Attention! Attention! je vous prie. Un télégramme vient d’arriver du front de Malabar. Nos forces ont remporté une brillante victoire dans le sud de l’Inde. Je suis autorisé à vous dire que cet engagement pourrait bien rapprocher le moment où la guerre prendra fin. Voici le télégramme…
«Cela présage une mauvaise nouvelle», pensa Winston. En effet, après une description réaliste de l’anéantissement de l’armée eurasienne et la proclamation du nombre stupéfiant de tués et de prisonniers, la voix annonça qu’à partir de la semaine suivante, la ration de chocolat serait réduite de trente à vingt grammes.
Winston éructa encore. Le gin s’évaporait, laissant une sensation de dégonflement. Le télécran, peut-être pour célébrer la victoire, peut-être pour noyer le souvenir du chocolat perdu, se lança dans le chant: Océania, c’est pour toi! On était censé être au garde-à-vous. Mais là où il se tenait, Winston était invisible.
Océania, c’est pour toi! fit place à une musique plus légère. Winston alla à la fenêtre, le dos au télécran. C’était une journée encore froide et claire. Quelque part, au loin, une bombe explosa avec un grondement sourd qui se répercuta. Il y avait chaque semaine environ vingt ou trente de ces bombes qui tombaient sur Londres.
Dans la rue, le vent faisait claquer de droite à gauche l’affiche déchirée et le mot ANGSOC apparaissait et disparaissait tour à tour. Angsoc. Les principes sacrés de l’Angsoc. Noviangue, double-pensée, mutabilité du passé. Winston avait l’impression d’errer dans les forêts des profondeurs sous-marines, perdu dans un monde monstrueux dont il était lui-même le monstre. Il était seul. Le passé était mort, le futur inimaginable. Quelle certitude avait-il qu’une seule des créatures humaines actuellement vivantes pensait comme lui? Et comment savoir si la souveraineté du Parti ne durerait pas éternellement? Comme une réponse, les trois slogans inscrits sur la façade blanche du ministère de la Vérité lui revinrent à l’esprit.
LA GUERRE C ’EST LA PAIX
LA LIBERTÉ C ’EST L’ESCLAVAGE
L’IGNORANCE C’EST LA FORCE
Il prit dans sa poche une pièce de vingt-cinq cents. Là aussi, en lettres minuscules et distinctes, les mêmes slogans étaient gravés. Sur l’autre face de la pièce, il y avait la tête de Big Brother dont les yeux, même là, vous poursuivaient. Sur les pièces de monnaie, sur les timbres, sur les livres, sur les bannières, sur les affiches, sur les paquets de cigarettes, partout! Toujours ces yeux qui vous observaient, cette voix qui vous enveloppait. Dans le sommeil ou la veille, au travail ou à table, au-dedans ou au-dehors, au bain ou au lit, pas d’évasion. Vous ne possédiez rien, en dehors des quelques centimètres cubes de votre crâne.
Le soleil avait tourné et les myriades de fenêtres du ministère de la Vérité qui n’étaient plus éclairées par la lumière paraissaient sinistres comme les meurtrières d’une forteresse. Le cœur de Winston défaillit devant l’énorme construction pyramidale. Elle était trop puissante, on ne pourrait la prendre d’assaut. Un millier de bombes ne pourraient l’abattre.
Winston se demanda de nouveau pour qui il écrivait son journal. Pour l’avenir? Pour le passé? Pour un âge qui pourrait n’être qu’imaginaire? Il avait devant lui la perspective, non de la mort, mais de l’anéantissement. Son journal serait réduit en cendres et lui-même en vapeur. Seule, la Police de la Pensée lirait ce qu’il aurait écrit avant de l’effacer de l’existence et de la mémoire. Comment pourrait-on faire appel au futur alors que pas une trace, pas même un mot anonyme griffonné sur un bout de papier ne pouvait matériellement survivre?