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«Il y avait un contrat, signé Paul Brennen, sur la tête de Jennifer Brennen. Tu te souviendras de ce que je te dis. Tu verras que j'ai raison. Mon instinct me le dit. Un contrat, signé Paul Brennen, sur la tête de Jennifer Brennen. Tu as bien noté?

– Ton instinct, je lui donnerais pas trois sous pour miser sur une des deux couleurs. Alors là, sois tranquille.

– Me fais pas rigoler.

– Ton instinct. De quoi tu parles?

– Me fais pas rigoler.

– J'ai vu ce type cinq minutes. Enfin même pas. Trois minutes. Mais c'est bien assez. C'est bien plus qu'il m'en fallait. Alors écoute-moi. Et là, c'est la femme qui te le dit: Paul Brennen, c'est une mauvaise piste. Écoute-moi: je sens les choses. À chaque fois, je dis bien à chaque fois, tu as pu vérifier que j'avais raison. J'avais pas raison? À chaque fois. Je n'y peux rien. Je suis une femme. Je sens les choses. Tu veux parier avec moi?

– Et comment. Si je veux parier? Putain. Je vais te prendre au mot. Allons-y.»

Il s'est excité, tout d'un coup. D'un geste brusque, il a tiré sur son bracelet-montre et il a déposé l'objet sur la table.

«Tu ne peux pas parier ta montre.

– Je parie ce que je veux.

– Non, pas la montre.

– Je parie cette montre. Merde.

– Tu peux pas.

– Oh que si, je peux. Oh que si.

– Tu veux que je te dise pourquoi tu peux pas? Tu y tiens?»

On s'engueule, parfois, dans le travail. C'est plutôt sain, je trouve. Et encore, Nathan n'est pas le pire. Il y a tellement de cons. Sur terre. Il y a tellement de cons sur terre. Des types dont la couche de connerie est cent fois plus dure que du béton armé, cent fois plus épaisse que trois bons matelas collés l'un contre l'autre. Toute femme est destinée à s'y heurter un jour ou l'autre et moi, je fréquente ces mecs du matin au soir. Ces mecs avec leurs conneries de mecs. Ces pauvres mecs incapables d'imaginer que j'ai une cervelle. Une cervelle autrement plus développée que la leur, soit dit en passant Même si j'ai un gros cul. Avoir un gros cul n'est pas ce qu'il y a de pire au monde. Mais tenir une couche de connerie tellement lamentable?

Je ne dis pas ça pour Nathan. Il n'a pas le rire gras de certains autres ou leur condescendance à la con ou leur sale petit sourire méprisant. Il me traite en égale – ce qui, compte tenu de nos différentes capacités intellectuelles, me semble être la moindre des choses. Je sais. Mais j'en ai pris beaucoup dans la figure, je suis mauvaise comme un animal blessé. Je sais. J'ai tendance à charrier un peu. Je suis tombée dans une vie où j'ai dû apprendre à me défendre. Je sais.

Je n'aimerais pas me battre contre Paul Brennen, pour en revenir à nos moutons. Je crois même qu'il me tuerait dans un combat à mains nues. Je le pense. J'ai croisé deux ou trois fois son regard, et il m'a fait peur. Comme je l'ai dit, les femmes sentent les choses. Au moins certaines choses.

Il ne nous a pas priés de nous asseoir. Il n'a pas levé les yeux immédiatement sur nous. Il a pris son temps. Un homme à la peau mate (UV trois fois par semaine?), à la chevelure argentée, au costume gris clair, aux dents très blanches. Un homme entouré d'acier brossé et de bois d'acajou. Avec une vue époustouflante sur la ville qu'un monstre soleil éclaboussait de toutes ses forces.

Il nous a gardés trois minutes. Dont une minute de silence complet, très très lourd. Son regard glissait de Nathan à moi. Visiblement, Paul Brennen se demandait s'il y avait quelque chose à comprendre, quelque chose qu'on lui aurait caché. Était-il victime d'une espèce d'hallucination tranquille? Cherchait-on à lui faire croire que deux représentants de la loi – deux tout petits représentants de la loi – étaient plantés là, sur son tapis, et envisageaient de l'interroger? Un moment, j'ai cru qu'il allait s'emparer de sa caméra numérique pour saisir l'instant. Quant à moi, je pensais ouille ouille ouille.

Ouille ouille ouille. Nos oreilles, à Nathan et moi, allaient bientôt siffler comme des moteurs à réaction. Notre audace n'allait pas rester sans conséquences. Je n'avais pas besoin d'un dessin. Je voyais déjà le regard bleu clair de Francis Fenwick (notre chef) virer au bleu pâle, je voyais déjà Francis Fenwick (notre chef) fermant son poing et le frappant sur son bureau où les portraits de sa famille allaient vaciller, j'entendais déjà les paroles dures et humiliantes que Francis Fenwick – l'homme qui nous avait dit de prendre des gants dans cette affaire, de marcher sur des œufs, de ne pas confondre Paul Brennen avec le commun des mortels -, les paroles blessantes et furieuses que Francis Fenwick allait proférer à notre encontre, je les entendais déjà.

Mais bon. Au moins, c'était une expérience. Pas très bonne pour notre carrière, non, pas si bonne que ça, mais d'un autre côté, d'un côté qui moi m'intéressait beaucoup, d'un côté qui moi m'allait très bien, je vivais de bonnes choses avec Nathan. Je vivais des situations, disons, extraordinaires. Nathan se débrouillait toujours – malgré lui, sans en avoir conscience – pour me conduire là où personne ne m'aurait conduite. Parfois, je me frottais les yeux. Je me disais nom d'un chien. Je me disais ce type est vraiment incroyable. Nom de Dieu. Je croyais que c'était moi. Je croyais que je sortais d'un trou si noir que tout venait de moi, que le premier type venu me faisait tourner la tête. Pas du tout. Pas une seconde.

Nous étions dans le bureau de Paul Brennen et le regardions droit dans les yeux. Prêts à lui demander des comptes. Magnifique. Un grand moment.

J'étais en train d'observer Nathan pendant qu'il finissait son sandwich d'une mine rêveuse. Il venait de commettre une sacrée gaffe en se croyant permis d'aller asticoter un homme qui manœuvrait les commandes du grand vaisseau mondial avec ses copains. Et malgré tout, malgré les orages qui s'annonçaient en retour, Nathan était ailleurs. Ses jambes étaient étendues sous la table.

J'étais en train de l'observer et je me sentais oppressée. Dans mon cas, je veux dire quand on a plutôt l'air d'une ménagère siphonnée que d'une gravure de mode, on se sent oppressée quelquefois. On regarde un homme et on se met à trembler de tous ses membres à l'idée qu'on pourrait le perdre, d'autant qu'il ne s'en présente pas tous les jours. On éprouve un désagréable frisson, comme l'écho lointain de quelque chose qui pourrait nous tuer.

Je me suis levée brusquement pour couper court à ces histoires. Nous sommes passés chez son teinturier et je n'ai pu m'empêcher de poser à nouveau les yeux sur lui tandis qu'il discutait avec la patronne – une vieille Chinoise, une grand-mère aux bras décharnés qui s'y croyait et lui souriait de toutes ses dents, le visage ébloui par un rayon de soleil qui transperçait les feuillages et traversait sa boutique avec un souffle tiède. Je me suis demandé si j'avais les épaules assez solides. Bien que je ne puisse rien lui reprocher. Si je n'allais pas m'écrou-ler au moindre choc. Car il finirait par arriver, ce choc. Comment voulez-vous qu'il n'arrive pas? Vous avez oublié? Je pèse quatre-vingt-neuf kilos et des poussières, j'ai l'air d'une pauvre dingue, errant dans les rayons d'une grande surface avec ses bonbonnes de produits à vaisselle et ses cosmétiques à bas prix, tout juste bons à curer les chiottes. Je sais. Je sais. Mais on en reparlera le jour où vous serez crucifiée à une porte. Bien que je ne puisse rien lui reprocher.

Mon téléphone a sonné.

«Oui, Ramon.

– Franck est en bouillie. Arrive tout de suite.

– …?

– T'entends ce que je te dis? Allô?

– Tu es où?

– Je suis chez toi. J'ose pas le toucher. Je fais quoi? Allô? Allô?

– Ne fais rien. J'arrive. Allô? Ne touche à rien, Ramon.»

J'ai pris quelques respirations profondes. Puis j'ai attrapé Nathan par la manche et nous avons filé.

Une côte et deux doigts cassés. Quelques points de suture sur le crâne. La lèvre inférieure fendue. Le corps couvert d'ecchymoses – son visage allait bientôt doubler de volume, mais rien de très inquiétant d'après le type qui l'avait examiné aux urgences et badigeonné d'une solution jaunâtre. Résumé: Franck s'était fait casser la gueule. Méchamment.