Plus tard, j'ai repris un bain. J'avais des rougeurs sur tout le corps, comme si je sortais d'une séance de lutte, des rougeurs cuisantes. J'étais épuisée. Couverte de sueur et de machin séché des pieds à la tête, mais à égalité, il me semble. Je lui avais montré que je pouvais très bien m'échauffer moi aussi, et lui arracher une grimace, l'empoigner par les cheveux ou le clouer au sol pour le baiser. Qu'est-ce qu'il croyait? Que j'allais encore à l'école? Je m'étais bien défoulée. Je dois le reconnaître. J'y avais pris un certain plaisir, j'avais évacué des tensions, comme on dit. Je dois le reconnaître. Mais je ne ferais pas ça tous les jours.
Il était sans doute en train de boire une bière à ma santé, affalé avec ses colocataires qui le pressaient de fournir des renseignements sur la taille de ma chatte et si je me laissais prendre par-derrière ou si j'avalais. Je voyais très bien le tableau. Mais bon. Rien de très original. J'espérais même qu'ils s'amusaient bien et qu'ils apprenaient quelque chose. J'aurais voulu être là. À écouter leurs conneries. Ne pas avoir à penser à des trucs plus sérieux. Me laisser baiser par les deux autres. Comme cette femme. Catherine Millet. Vous avez vu ça? Elle va pas bien, ou quoi? Elle a un problème?
Ramon a une espèce de bite courbée, si vous voulez savoir. J'en avais entendu parler mais j'en avais encore jamais vu. Il faudra que j'en parle à Franck. Il faudra que nous échangions nos idées. Sur la question. On va pouvoir échanger nos impressions sur la question. Non? Enfin, rien que d'y penser, ça me rend malade. Alors je vais manger quelque chose.
J'ai une faim de loup. Mes poils se hérissent quand je m'approche du frigidaire. Vous le saviez pas? Vous vous en doutiez pas? Mes poils se tortillent de plaisir, mes cuisses se frottent l'une contre l'autre, la bave me coule du menton. Vous le saviez pas?
Il y a un reste de raviolis que je place aussitôt dans le micro-ondes.
NATHAN
Marie-Jo a une petite mine. Franck aussi a une petite mine – son visage est de toutes les couleurs.
Je les ai emmenés prendre un brunch au bord du fleuve – on nous a placés à l'écart afin que Franck n'aille pas effrayer les enfants avec sa tête d'accidenté de la route et ses yeux injectés de sang.
Marie-Jo a prétendu qu'elle n'avait pas fermé l'œil de la nuit, à cause de toute cette histoire, et que je devais cesser de la regarder comme si je ne l'avais jamais vue. Franck pensait qu'une de ses incisives était déchaussée car il peinait à mordre dans un croissant frais et même dans du blanc d'œuf.
Quant à moi, j'étais en forme. Paula était passée de bon matin et s'était mise à faire le ménage et la vaisselle pendant que je travaillais mes abdos devant la fenêtre ouverte. Je ne lui avais rien demandé du tout. Et comme je ne lui avais rien demandé du tout, je n'ai fait aucun commentaire sur le résultat de l'opération, je ne lui ai pas donné mon sentiment sur la manière dont elle utilisait l'apirateur – on aurait dit qu'elle errait dans le brouillard depuis trois jours – ou faisait la vaisselle – mais peut-être était-ce la première fois qu'elle lavait une assiette à mains nues. Comme je l'observais, après avoir sauté à la corde dans mon salon désert, puis exécuté une centaine de pompes afin de payer d'avance mes excès du soir, elle a proposé de me faire couler un bain, de me masser les épaules, et pour finir, de me frictionner avec un gant. Ou même sans gant, si je préférais. Je lui ai répondu gentiment que ce n'était pas la peine.
Elle a déclaré qu'elle finirait par m'avoir à l'usure. J'ai pris le temps de lui expliquer que la vie d'un policier était pleine de dangers et d'incertitudes, si bien qu'aucune femme un peu sensée n'irait chercher à nouer une relation durable avec un représentant de la loi qui couchait avec sa coéquipière.
«Je le crois pas.
– Tu ne crois pas quoi?
– Que tu couches avec elle.
– Voyons, Paula. Pourquoi tu ne le croirais pas?
– Marc m'a dit que c'était des conneries.
– Eh bien, je peux te jurer que je couche avec elle. Ça ne fait aucun doute.
– Avec cette énorme fille?
– Cette fille avec ses yeux verts. Magnifiques. Tu as remarqué? À propos, j'aimerais que tu arrêtes de me suivre. Hein, qu'en dis-tu? Je ne sais pas, tu n'as rien de mieux à faire de tes journées? J'entends, à part dormir?»
Je la soupçonnais d'utiliser mon lit quand je n'étais pas là. J'avais trouvé une boîte de somnifères dans ma poubelle. Avant de sortir, je lui ai dit que je ne portais pas de jugement sur elle. Je lui ai dit que je retirais ce que j'avais dit dans la mesure où personne ne pouvait prétendre qu'il y avait mieux à faire que de dormir dans la journée. Je tenais à ce que nous soyons bien d'accord là-dessus.
Marie-Jo avait la tête d'une femme qui vient de tromper son amant. Quant à Franck, il tripotait sa dent avec une grimace attristée, deux de ses doigts recroquevillés sur une attelle métallique, le tout enrubanné d'un pansement adhésif qui cisaillait le dos de sa main enflée.
«Ça va, Franck?
– Ça va aller. Encore un peu faiblard, mais ça va aller.»
Des moineaux s'engouffraient sous le store à rayures jaunes qui ondulait et ils venaient danser autour de la table. Ils se disputaient les miettes. Au soleil, un groupe d'ados taillés comme des armoires à glace s'amusait à marquer des paniers, mais Franck ne les regardait pas. Il essayait de disparaître sur son siège.
«Et cette côte, Franck? Et cette fichue côte?
– Pas terrible. Douloureuse.»
Marie-Jo s'est levée pour aller aux toilettes. Elle était pressée de rentrer. Elle n'était pas contente car je lui avais annoncé que je devais voir Chris pour une histoire de sécu à signer et que je devais impérativement le faire pendant le week-end. Elle prenait trop d'amphétamines, en ce moment. Elle se mettait en rogne pour trois fois rien. Et ses yeux vert émeraude brillaient d'un éclat sombre.
«Mais quand même, Franck. Quand même. Je trouve que tu fais une drôle de gueule.
– Non? Vraiment?
– Tu as l'air emmerdé.
– Emmerdé, moi? Pourquoi j'aurais l'air emmerdé? Qu'est-ce qui pourrait bien m'em-merder, à ton avis?»
Au loin, des sirènes d'ambulance. Le grondement d'un moteur d'avion dans le ciel. Et parfois, le souffle d'un vent léger dans les arbres qui frémissaient de toutes leurs feuilles. Puis la sirène des pompiers. Et d'une télé accrochée au-dessus du bar, l'étrange et angoissant beuglement d'une vache folle qui agonisait dans une ferme du Kent. On ne les comptait plus. On n'y faisait même plus attention.
Surprendre les tourtereaux dans leur nid? J'avais besoin de la signature de Chris pour je ne sais quoi (qui le savait?), j'avais quinze jours pour renvoyer ce papier avant que les pires ennuis ne me tombent sur la tête – ils le laissaient clairement entendre. Céder à une curiosité malsaine, à de sombres sentiments, à l'incapacité de couper le cordon entre Chris et moi? J'en étais capable.
Sans parler de l'ambiance avec les deux autres. Franck avait tiré les rideaux sous prétexte que le soleil était trop fort et lui donnait la migraine. Marie-Jo restait silencieuse. Je suis resté debout. Franck s'est demandé tout haut s'il n'était pas l'heure de prendre ses anti-inflammatoires. Dans la cuisine, Marie-Jo a poussé un hurlement puis grogné quelques jurons abominables à rencontre d'une casserole d'eau bouillante et une porte de placard a reçu un coup de pied. Franck est allé voir.
À l'opposé, il régnait chez Chris une activité bor-délique, normalement fiévreuse et tout à fait charmante: un type dévalait des étages en brandissant un fax de trois mètres de long, un autre lui collait au train en hurlant que l'ordinateur central était planté, deux filles agrafaient un poster de Barbara Kruger «Your life is a perpetual insomnia» – je l'avais eu au-dessus de mon lit pendant trois ans – dans le couloir, des gens entraient et sortaient par les portes des appartements ouverts, des bribes de discussions fusaient, des types arrivaient ventre à terre et balançaient leur vélo sur le trottoir pour s'engouffrer dans l'entrée, une voiture bourrée de flics – que j'avais discrètement évitée – était garée plus bas, José installait une machine à café sur le palier du premier, un Chinois changeait des lampes, des piles de dossiers filaient dans tous les sens, il y avait une odeur de thé au jasmin et il y avait même un chien, un abruti de chien à la gueule repoussante et qui avait un foulard en guise de collier et cet abruti de chien m'a sauté dessus.