Quand ils ont su que j'étais un flic, ils ont dit qu'alors là c'était normal et ils ont flatté la croupe de l'animal qui a remué la queue comme un taré.
C'est Wolf qui est venu leur expliquer que tout allait bien avec moi, et d'autres qui me connaissaient sont venus pour leur expliquer que tout allait bien avec moi, et José, du haut de l'escalier, a confirmé que j'en étais un mais que ça chiait pas.
Wolf était en bras de chemise et me considérait d'un air amical pendant que je me rajustais. Je n'appréciais pas tellement son air amical. Je me suis imaginé avec lui, dans le futur, dans la campagne berlinoise, péchant la truite ensemble avec de bonnes blagues à raconter et une bouteille de vin frais plongée dans la rivière, mais quelque chose ne collait pas.
«Wolf. Comment va?»
J'ai ignoré sa main tendue.
«Chris est là? Je suis venu voir Chris.
– Impossible.
– Ne me dis pas, Wolf, que c'est impossible. Ne commençons pas.
– Tu ne regardes pas CNN?
– Attends. Ne change pas de sujet. Wolf, ne tournons pas autour du pot.
– Chris est enchaînée aux grilles de l'usine. Viens voir.
– De l'usine? Quelle usine? Enchaînée à quoi? Sois un peu plus clair, s'il te plaît.»
Il m'a entraîné dans l'appartement voisin où un groupe visionnait une cassette, la commentant de sifflements élogieux et de furieux signes de tête. Wolf a fait de la place et m'a installé devant le moniteur. Pendant qu'il rembobinait, il a gardé une main sur mon épaule. Il m'aimait bien, sans doute. Peut-être cherchait-il quelqu'un pour une balade en forêt?
Je n'ai revu Chris que le lendemain soir. J'avais passé ma journée à courir après un type qui avait attaqué un bureau de poste et qui pour finir nous avait filé entre les doigts. J'oublie de mentionner qu'avant cette misérable poursuite – le tir d'un collègue avait fait exploser mon pare-brise – j'avais été convoqué par Francis Fenwick, notre chef. Un hypocondriaque.
«Est-ce que tu sais, lui ai-je dit, que sur les cent premières économies mondiales, cinquante et une sont des multinationales et seulement quarante-neuf sont des pays?»
Il ne le savait pas, bien sûr.
«Est-ce que tu sais, ai-je repris, que les sociétés transnationales, qui détiennent un tiers des actifs de production du monde, ne représentent que cinq pour cent de l'emploi direct à l'échelle mondiale?»
J'avais devant moi un ignorant de la pire espèce.
«Est-ce que tu sais, ai-je poursuivi, pour te donner un exemple, que George Fisher, le P-DG d'Eastman Kodak, a supprimé plus de vingt mille emplois en 1997, et qu'il a reçu, la même année, un portefeuille d'actions estimé à soixante millions de dollars? Pour te dire quel genre d'homme est Paul Brennen. Non? Ça ne te donne pas à réfléchir?»
Je préfère passer sur sa réaction. J'étais habitué à ses sarcasmes, à ses menaces, aux rappels de la triste opinion qu'il avait de moi et de mes ancêtres – une mère catholique et un père juif, où voulait-il en venir? -, mais, bien qu'y étant habitué, je suis sorti de son bureau encore plus consterné que les autres fois. Je préfère ne pas en dire plus. Sinon que ma carrière – «ta minable petite carrière de connard», avait-il précisé – risquait fort d'être compromise si je pénétrais, disons, dans un cercle établi autour de Paul Brennen d'environ un kilomètre de rayon et même davantage. Un exercice qui me paraissait difficile, mais dont je n'ai pas cherché à discuter les détails.
Le soleil se couchait quand je suis sorti du garage du commissariat central avec un pare-brise tout neuf et Marie-Jo qui avait posé une main sur ma cuisse et regardait fixement la rue qui s'illuminait. Je suis monté prendre des nouvelles de Franck dont le visage présentait des couleurs de fin du monde. Il a cherché à me retenir pour me parler d'un certain travail que j'avais exécuté sur ses conseils et qu'il avait, disait-il, examiné avec soin au cours de l'après-midi. Je n'en suis parti que plus vite.
Étrange, n'est-ce pas? Une réaction inattendue de ma part, une réaction dont j'étais le premier surpris. Essentiellement physique, m'a-t-il semblé, car je n'avais aucune raison d'esquiver un entretien que je l'avais pressé de m'accorder. Je n'avais aucune raison valable de me dégonfler, de ne pas vouloir écouter ce qu'il avait à me dire au sujet de ma tentative. Pourtant, j'en avais encore froid dans le dos tandis que je dévalais l'escalier. «Oh, plus tard, Franck- Plus tard, mon vieux», avais-je bredouillé comme si j'étais victime d'une baisse de tension. Vous vous rendez compte? Pour une trentaine de malheureux feuillets? Ces vapeurs de jeune fille? C'était ça, la littérature? Ce rouge et cette chaleur qui vous montaient jusqu'aux oreilles dès qu'on parlait de votre truc? Cette envie de se tirer en quatrième? Cette sensation de fragilité, de se retrouver en écorché vif du jour au lendemain? Eh bien ça promettait. Si c'était ça, croyez-moi, ça promettait.
Mieux vaut savoir où l'on met les pieds. C'est ma devise. Or, à les voir, comme ça, on ne le croirait pas. À les voir à la télé. Vendre tranquillement leur soupe. Venir parler de leur dernier roman avec un air satisfait. Un air tellement satisfait qu'on imagine sans peine qu'ils doivent se faire dans les dix mille euros par mois. Hein? On ne le dirait pas. On ne le dirait pas que c'est si dur. Ça paraît facile, mais ça ne l'est pas. Hein? J'ai un mauvais pressentiment, tout à coup.
Je suis allé manger une saucisse. Il y avait un petit vent, bien agréable au demeurant, qui soulevait le papier gras enveloppant ma saucisse et son linceul de moutarde et qui le rabattait sur ma main. J'en étais à ma troisième serviette, les deux premières s'étaient envolées en exécutant de longues arabesques dans le ciel bleui, irisé par l'oxyde de plomb. Un bon écrivain aurait fait quelque chose avec ça. Je le sentais bien. Je voyais le chemin que j'avais à parcourir et j'en étais à des années-lumière. En avez-vous lu des bons? Des très bons? Imaginez ce qu'ils auraient fait avec une simple saucisse et la nuit qui tombait sur un carrefour bruyant hérissé de hauts immeubles à la pâleur fantomatique.
Bref. Entre ce frugal repas et ma visite à Chris, j'ai casé quelques rendez-vous avec mes informateurs. Qui paraissaient tous un peu dans les vapes, un peu euphoriques au beau milieu d'un week-end sans nuages, si bien qu'il m'a fallu leur serrer la vis et les doucher un peu. Je ne prends pas de gants avec ces connards. Je n'ai aucune sympathie pour eux. Je les menace de tout ce qui me passe par la tête et ça marche plutôt bien en général. Je ne suis pas mécontent de ces connards, globalement.
Au moins, il y en avait un qui avait entendu parler de ce contrat. Du contrat que Paul Brennen avait mis sur la tête de sa fille. Pour les autres, pour cette bande de connards, il n'y avait rien dans l'air. Non, il n'y avait rien du tout. Je devais me tromper. Ils en profitaient pour se foutre de ma gueule, presque ouvertement. Un contrat? Quel contrat? Tu me parles de quoi, mec? J'ai parfois dû leur faire un dessin, les ramener à une certaine réalité. Je les ai prévenus un par un, je leur ai bien fait comprendre qu'ils avaient intérêt à revenir avec du solide. J'étais loin de plaisanter. Que sinon, ce n'était pas la peine. Ils avaient intérêt à ouvrir leurs oreilles, si j'avais un bon conseil à leur donner à ces connards.