J'ai posé ma main sur l'avant-bras de Wolf- un morceau de jambon sec.
«Wolf. Putain. Comment te dire?
– Je sais.
– Non, tu ne sais pas. Tu le sauras peut-être un jour mais à l'heure où tu me parles, tu ne sais rien du tout. Crois-moi. D'accord? Alors Wolf. Écoute-moi. Écoute-moi bien. Parce que je vais te demander une chose. Je vois que tu tiens à elle. Hoche la tête pour me faire savoir que tu as bien compris. Parce que je n'ai pas l'intention de le répéter.»
Géant ou pas, j'étais lancé. Ses intentions, au demeurant, ne semblaient pas hostiles à mon égard. Il me considérait d'un air affectueux, d'un air jovial, comme si une profonde amitié s'était nouée entre nous à l'occasion de week-ends prolongés et nombreux dans la campagne allemande ou dans des contrées reculées d'Afrique ou du Canada. Chris était assise sur l'un de ses genoux et je me demandais s'il n'aurait pas souhaité que je vienne occuper l'autre. Ça devenait écœurant.
«Wolf. Putain. Je n'ai pas envie qu'il lui arrive quelque chose.
– Okay.
– Mais il ne m'arrivera rien.
– Toi, je te parle pas. Je m'adresse à Wolf. Laisse-nous tranquilles. C'est entre Wolf et moi. Wolf, regarde-moi bien dans les yeux. Je ne veux pas qu'il lui arrive quelque chose. Chris, tu me laisses tranquille. Wolf, tu m'as bien entendu?
– Okay.
– Tu me l'as déjà dit. Je ne suis pas sourd.»
Malheureusement, j'avais conscience qu'ils étaient tous fous dans cette baraque. Je savais pertinemment que mes appels à la prudence n'avaient aucun effet sur leurs esprits. Les craintes que j'exprimais étaient même considérées avec une pointe de dégoût. Car quel sacrifice pouvait être trop grand pour une noble cause? Quelle meilleure preuve de son engagement pouvait-on apporter – et afficher de manière ostensible – que de rentrer au QG avec du sang sur sa chemise, plus ou moins esquinté?
Toutes les manifs dégénéraient depuis qu'elles étaient antimondialistes. Il y avait des morts, des estropiés à vie, de vraies batailles de rues, des vitrines brisées, des voitures en flammes. Il y en avait de plus en plus. Dans tous les pays occidentaux, les coups pleuvaient, les balles sifflaient, et ceux que la police coinçait passaient un mauvais quart d'heure dans des sous-sols qu'il fallait ensuite laver au jet et au balai de crin. Mais je ne devais pas m'inquiéter. Les flics roulaient sur les blessés ou se faisaient lyncher, mais Wolf m'assurait que tout était okay.
«Permets-moi d'en douter. Hein, permets-moi de ne pas te croire sur parole. En tout cas, je te tiens pour responsable. Et je te le dis, Wolf, ça ne commence pas bien du tout. Tu as vu ça? Tu as vu ses poignets? Tu sais, Wolf, ça commence mal, moi je te le dis.»
Je les ai considérés tous les deux, tout à coup muets comme des carpes, la mine vague. Dès que j'ai compris ce qui se tramait, j'ai invité Chris à venir me voir:
«Et toi, Chris, montre-moi ton crâne. Viens me montrer ça.»
D'une moue boudeuse, elle m'a signifié qu'elle n'était pas chaude. Mais j'ai pris cet air implorant qui avait si souvent marché avec elle, cet air que je n'employais qu'en de rares occasions, uniquement en cas d'urgence. Et l'urgence, cette fois – l'horreur venait de me sauter aux yeux -, l'urgence provenait du fait qu'elle était installée à cheval sur la cuisse de Wolf, littéralement à califourchon.
Elle s'est levée. À regret, mais elle s'est levée. Avant d'avoir un orgasme. Avant d'avoir un orgasme sous mon nez – du moins les choses en prenaient-elles le chemin, je ne pouvais pas me tromper. Un orgasme. Un impeccable orgasme, tout simplement. Ni vu ni connu. J'en suis resté effondré, interdit, alors qu'elle se penchait vers moi pour m'offrir son crâne et que Wolf attrapait des verres en se raclant la gorge. C'était la jungle. C'était les ténèbres. Nous vivions dans un monde où tout était permis. L'assouvissement immédiat de tous nos désirs était la règle. Voilà où nous en étions. Sous mon nez. Sans le moindre complexe. Une femme pour laquelle j'aurais sacrifié mon bras droit. Une militante qui me reprochait mon manque d'idéal, mon manque de hauteur. Une femme qui estimait avoir des leçons de morale à me donner. Une petite branleuse. Une hystérique sans vergogne.
Du doigt, j'ai appuyé sur sa plaie.
«Aïe.
– Tu sais, je ne vais pas te plaindre. Tu mériterais que ça s'infecte.»
Je me préparais à lui souhaiter une complication vaginale – un peu tirée par les cheveux – quand José est entrée, sans même frapper, comme s'il s'agissait d'un moulin. Elle portait un short échan-cré et un tee-shirt moulant. Inutile d'en dire davantage. Mais on ne pouvait m'ôter de l'idée que Chris était plongée dans un environnement malsain, genre communautaire, avec toutes les dérives que ça impliquait. Tous ces antimondia-listes étaient branchés sexe, je n'étais pas aveugle. Pour combattre les effets pervers du capitalisme, il fallait avoir de l'énergie à revendre.
José était en panne de tampons. Nous l'avons dépannée mais elle a pris une chaise et m'a demandé comment je comptais m'y prendre pour affronter Paul Brennen. J'ai glissé vers Chris un regard attendri afin de la remercier pour sa discrétion. Sans me laisser le temps de lui répondre que je n'étais au courant de rien, José a ajouté qu'elle avait activement participé à toutes les campagnes contre Nike.
«Nike ou Brennen, c'est la même chose. Leurs fabricants sont installés dans des zones franches, dans des pays sous-développés. Ils emploient même des enfants dans ces usines, pour un ou deux dollars par jour. Avec interdiction de se syndiquer. Je peux t'en parler, si ça t'intéresse. Je peux te sortir des tonnes de documents là-dessus. Sur ces types qui soignent leur image. Sur ces types qui sont les pires de tous.
– Je vois ce que tu veux dire.
– Tu peux être flic, j'imagine, et avoir ta propre opinion. Dites donc, c'est quoi ce gâteau? Enfin, Nathan, si je peux t'aider. Tu me le dis. Tu n'hésites pas. Je suis à ton service, Nathan. Je serais heureuse de t'aider.»
Je l'ai remerciée.
Chris était retournée sur le genou de Wolf, comme par miracle.
J'avais le choix entre filer sur-le-champ pour m'épargner ce triste spectacle ou rester. Maintenant ou plus tard, ai-je pensé, maintenant ou plus tard, quelle différence? Un jour ou l'autre, un jour où j'ouvrirais une porte, je finirais par tomber sur une scène de ce genre, une scène, peut-être bien, encore plus abominable. Alors pourquoi pas maintenant? Pourquoi plus tard? José était penchée vers moi, la bouche pleine de gâteau, un tampon neuf glissé derrière l'oreille, m'assurant entre deux bouchées que la mort de Jennifer Brennen n'était pas oubliée et qu'elle serait vengée, mais je ne l'écoutais pas vraiment. Je regardais comment ça se passait de l'autre côté de la table, à travers les feuilles d'une plante verte qui tombait à pic si l'on se plaçait de leur point de vue et je serrais mon verre de schnaps – il n'avait pas apporté ses bretzels – à m'en faire blanchir les phalanges pendant que Chris me poignardait, pendant qu'elle me vidait de mon sang, pendant qu'elle me piétinait de plus belle. Un mauvais moment à passer.
En fait, il y a un moment très dur, contre lequel la raison ne peut rien.
On refuse de croire ce que l'on voit. On reste hébété.
Car autrefois, Chris et moi avions eu des relations épatantes avant que l'histoire ne dérape. Épatantes. Je nous revois encore, traînant au lit durant des week-ends entiers ou nous poursuivant d'une pièce à l'autre alors que le monde était à feu et à sang autour de nous – ce qui n'avait d'ailleurs guère d'importance pour les jeunes mariés que nous étions. Or, j'ai brossé d'elle un portrait un peu froid jusqu'ici et j'ai eu tort, mais c'est à cause de cette volonté de sauver le monde qui l'a prise tout à coup, qui l'a changée, et peut-être aussi à cause de son nouveau penchant pour le bio, je ne sais pas, enfin toujours est-il que Chris n'est pas une introvertie, voilà où je voulais en venir. Chris est loin d'être une introvertie. Chris est une femme pour qui les joies du sexe ont toujours signifié quelque chose, pour qui les plaisirs de la chair étaient – et sont, à l'évidence – à prendre au sérieux – le plus souvent possible, n'importe où et n'importe comment, ainsi qu'elle en administrait la preuve au cours de cette petite réunion.