L'ambiance était surnaturelle. Chris faisait une de ces têtes. Incroyable.
Je l'observais et je n'en revenais pas.
Je n'ai pas d'attirance particulière pour les grosses femmes. Marie-Jo se trouvait là quand je traversais une période difficile et je n'ai pas eu à m'en plaindre, au contraire. En fait, je n'ai pas d'à priori sur la question. Marc aimerait que je sois plus sensible à certains critères communément admis, mais franchement je n'y arrive pas. Honnêtement, j'ai du mal à établir la différence. Lorsque j'étais plus jeune, bien entendu, l'avis des autres comptait par-dessus tout et je n'aurais pas sorti une fille avec du ventre. Lorsque j'étais plus jeune, je voyais les choses autrement. Alors qu'aujourd'hui, depuis que Chris et moi avons effectué un atterrissage forcé et qu'elle m'a renvoyé dans la nature, quelque chose s'est brisé en moi. Enfin, brisé, disons que quelque chose me fait défaut à présent. Toutes les femmes m'attirent et aucune femme ne m'attire. Je pourrais dès demain être avec Paula, cinquante kilos tout habillée, une femme que je pourrais tenir à bout de bras, je ne ferais même pas la différence. On les mettrait devant moi et on me dirait laquelle choisis-tu, vas-y, prends celle que tu veux, eh bien, croyez-le ou non, je jouerais la chose à pile ou face. Et ce n'est pas de la désinvolture de ma part, ce n'est pas du cynisme, ce n'est pas une manière de me venger de quoi que ce soit. C'est que je ne sais plus. Au sujet des femmes, je ne sais plus rien. Ou alors, j'en sais trop.
Or, il se trouve que Chris est de type longiligne, mais avec de belles fesses et suffisamment de poitrine selon mes anciens critères. Plutôt bandante, j'aurais dit. Avec un visage volontaire, plutôt pas mal, plutôt expressif. Je le voyais se tordre à un mètre de moi, se tordre discrètement, vu les circonstances.
Mais aujourd'hui, je ne sais plus.
Je suis dans une situation étrange.
De son côté, Wolf regardait voler les mouches.
Merci, Wolf. Merci pour le schnaps. Un alcool que je ne connaissais pas très bien, un alcool de son pays que je ne connaissais pas très bien. Il avait un goût de plante, un goût mélancolique.
«Dis-moi, Chris, as-tu envie d'une part de gâteau? lui ai-je proposé au moment où je la voyais partir dans le décor. De ton gâteau préféré?» Elle a secoué la tête. Elle a secoué la tête un peu dans tous les sens. Difficile de dire si c'était oui ou non.
Vous prenez une femme. Vous passez cinq ans avec elle. Dans cette jungle, dans ce monde abominable, dans cette gigantesque salle de torture, vous parvenez à garder le contact avec elle, vous vous comportez bien. Et qu'est-ce qu'il en reste? Vous l'avez tenue dans vos bras, vous l'avez caressée, vous l'avez soignée, vous lui avez offert des voyages, vous avez rigolé avec elle, vous lui avez raconté votre vie. Et il en reste quoi?
À la fin de l'histoire, après un gracieux hoquet, souriant timidement à la ronde puis se dressant comme un cheval fourbu, elle s'est dirigée vers un fauteuil et s'y est laissée choir pour regarder CNN qui était branché en permanence – on n'y faisait même plus attention, ça aurait pu être MTV ou la vie d'une fourmilière passée en boucle.
«Préviens-nous, j'ai dit, préviens-nous s'il y a un tremblement de terre quelque part. N'hésite pas à nous interrompre.»
Je me suis senti déprimé. Après la tension qu'avait provoquée le charmant numéro de mon épouse, je me sentais au bord de la dépression.
Wolf s'est approché de moi:
«Ça va, Nathan?»
J'ai hoché la tête pour lui faire signe que ça allait. Quand vous vous sentez au bord de la dépression, les choses n'ont plus d'importance.
Il a posé ses deux mains sur mes épaules et m'a fixé droit dans les yeux:
«Et si nous allions faire un tour?»
J'étais en train de broyer du noir. Prendre un peu l'air ne pouvait pas me nuire.
Chris avait préparé du café brûlant dans un thermos. L'aube approchait. Nous étions garés à un carrefour, en face d'un grand immeuble en pierre de taille, sur l'avenue pratiquement déserte. J'observais le ciel étoile et Chris remplissait nos tasses.
«Je trouve ça tellement stupide. Que tu sois là. Je trouve ça tellement stupide de sa part.
– Lequel est le plus idiot des deux? Lui ou moi?»
Trois rues plus loin, des hommes déchargeaient lentement un semi-remorque devant un centre commercial dont les drapeaux flottaient au vent. Des feux orange clignotaient au-dessus des rues silencieuses, la chaussée brillait sous la lune. Se dressant haut sur les toits, de folles enseignes lumineuses remplissaient le ciel de bouteilles de sodas, de paquets de cigarettes, de chaussures de sport et d'esquimaux glacés.
«Je ne sais pas si tu saisis très bien ce que ça signifie. Ça signifie qu'il te fait vraiment confiance. Absolument confiance. Merde. Je n'en reviens pas.
– Parce que je suis du genre indigne de confiance? C'est ça?
– Je n'ai pas dit ça.
– Alors tu as dit quoi, au juste?»
Ma nervosité ne tenait pas simplement au fait que Chris m'avait humilié et blessé, au fait qu'elle m'avait ignoré et qu'elle avait refusé de m'accor-der la place qui me revenait le plus naturellement du monde. Ma nervosité venait aussi de la rumeur d'une manif qui se profilait à l'horizon, d'une monstre manif comme ils disaient, dont les préparatifs allaient bon train mais dont je n'avais pu saisir le détail.
J'avais de quoi me sentir nerveux, non, depuis qu'elle s'attachait aux grilles?
Où allait-elle s'arrêter, maintenant qu'elle fréquentait un extrémiste qui grimpait sur les immeubles et dont le corps était couvert de cicatrices? Il s'était battu à Berlin, à Londres, à Gênes, à Paris, à Seattle et vous pensez qu'il n'est pas couvert de cicatrices? Mais lui, c'est une montagne. Je ne tremble pas pour lui. Mais il va me la ramener en miettes. Je le sens. Il est capable de l'enchaîner à une plate-forme pétrolière en mer du Nord et elle ne dirait pas non. Elle est sous le charme. Elle est complètement hypnotisée par son géant.
Pendant que je la dévisageais avec rancœur, ils ont communiqué par radio. J'ai dû montrer à Chris comment l'on se servait d'un talkie-walkie. Lamentable. Et ça trépignait à l'idée d'affronter des armées entières de flics suréquipés et surentraînés. Une boucherie en perspective. Et j'étais le dernier qu'elle voulait bien écouter.
«Tout va bien, n'est-ce pas?
– Le mieux du monde.
– Tu en es sûr? Tu n'as rien repéré d'anormal?
– Tu viens de lui dire que tout allait bien. Tu viens de lui dire que la voie était libre, il me semble.
– Et alors? Je n'ai pas l'habitude.»
J'ai préféré ne rien répondre.
Pour une raison qu'il n'avait pas clairement donnée – mais épater Chris était la seule raison qui valait -, Wolf avait décidé d'attendre le point du jour pour effectuer son périlleux exercice.
«Et cette manif. C'est quoi, au juste?
– Quoi? Quelle manif?»
Cinq longues années à vivre aux côtés d'une femme. À présent, la nuit pâlissait, les étoiles disparaissaient et Chris se mordillait un ongle. Et dire que tout ça était peut-être ma faute. Depuis que nous étions séparés, tout s'amoncelait dans un fouillis invraisemblable. Ma vie était devenue un gigantesque bordel et pas moyen d'y remettre de l'ordre.
Il se pouvait également que ma vie n'ait jamais été rien d'autre et que je ne m'en sois pas aperçu. Je devais y réfléchir. Je devais sans doute faire mon autocritique. La main de Chris se refermant tout à coup sur mon bras n'y pouvait pas grand-chose.