Chris, ma femme, avait loué une camionnette de bonne taille. Elle nous attendait. Elle avait profité de mon séjour à l'hôpital pour trier nos affaires et ranger les siennes dans des cartons qui formaient une espèce de pyramide instable au centre du salon. Il y en avait autant dans la chambre et dans le couloir.
«Je propose qu'on s'y mette sans attendre, elle a dit. On mangera après. Sinon, on n'aura plus le courage.»
C'était plus sage, en effet.
Nous occupions le second étage d'un pavillon de banlieue (mon frère Marc occupait le premier, au-dessus du garage) et l'escalier était raide. Un escalier mal fichu, mal étudié, une volée de marches étroites et tourbillonnantes. Je m'y étais à moitié cassé les reins et bousillé le genou l'autre soir. J'avais toujours prédit que Chris ou moi finirions par nous retrouver à l'hôpital à cause de cet escalier à la con et j'avais vu juste.
«Je n'ai pas fermé les cartons afin que tû puisses vérifier.
– Je n'ai rien à vérifier. Tu peux les fermer.
– Je me suis dit que je pouvais emporter une partie du linge de maison. Qu'est-ce que tu en penses?
– Évidemment. Bien sûr que tu peux. Tu ne vas pas t'amuser à tout racheter. Prends tout ce que tu veux. Ne sois pas stupide. Emporte les choses dont tu as besoin.»
Pendant que nous discutions, Marie-Jo avait commencé le travail de fourmi qui consistait à vider l'appartement de ce que Chris et moi avions mis cinq longues années à accumuler en toute innocence. Ce que nous avions monté, il fallait à présent le descendre. Ce que nous avions déballé, il fallait désormais le remballer – l'excitation en moins. Et j'avais beau en garder une partie, une certaine partie, la tâche me semblait à présent beaucoup plus ardue que dans mon estimation la plus sombre – que même dans mon meilleur cauchemar. Sans commune mesure, dirais-je. Avec ce maudit escalier en prime.
Deux heures plus tard, nous étions harassés, dégoulinants, livides. Chris s'était tordu la cheville – elle avançait en grimaçant, clopinait parmi ses cartons en se mordillant les lèvres. Marie-Jo s'était éraflé le cuir chevelu après avoir effectué un bond hardi à l'intérieur de la camionnette – ce qui m'avait permis de remarquer qu'elle avait besoin de refaire sa teinture dans les plus brefs délais. Mon genou, de son côté, était soumis à rude épreuve. En permanence, nos respirations étaient courtes, nos mouchoirs humides. Une radio de nuit diffusait de la mauvaise musique, ailleurs, quelque part, mais nous n'étions pas là pour écouter un concert. L'air était moite, mou et lourd, idéal pour un déménagement. Bref, il commençait à régner un certain agacement au cœur de notre équipe, du moins une certaine nonchalance, une espèce de désespoir qui ne voulait pas dire son nom.
«Bon, écoutez-moi, les filles. Vous savez ce qu'on va faire? Vous voulez que je vous dise, les filles, ce qu'on va faire?»
Nous avions tout le week-end. Nous n'allions pas nous tuer alors qu'un week-end entier frémissait à l'horizon comme une fourrure de vison bleu. Nous avions tout le temps nécessaire. Comme une étole de velours étoile encore plus douce.
Chancelante, épuisée, Chris a rétorqué que ces deux jours, dans son esprit, auraient dû être dévolus au lessivage des murs de son nouvel appart, ainsi qu'à son aménagement minimum. J'ai répondu «C'est bien possible. Nous passons notre temps à nourrir des projets. Mais la plupart d'entre eux s'effondrent lamentablement.»
Pour finir nous avons renvoyé Marie-Jo chez elle. Nous avons partagé les sandwiches que Chris avait prépares et nous lui avons souhaité bonne nuit. À deux reprises, Chris lui a déclaré à quel point elle appréciait son aide, surtout pour un truc aussi chiant, un truc aussi galère. Puis, dans la pâleur du soir, elle s'est de nouveau penchée sur ma coéquipière qui mettait le contact, et elle lui a répété à quel point elle appréciait son aide, surtout pour un truc aussi chiant, aussi galère, aussi tarte. Chris, le clair de lune la rendait sentimentale. On se demandait alors où était la jeune femme enragée, la froide militante, la plaie du monde civilisé, la terreur des puissants. Bon, ce que je dis est idiot. Mais cependant, on ne pouvait s'empêcher d'y penser, de la considérer d'un œil perplexe.
«Si elle continue comme ça, elle va exploser.» Marie-Jo nous adressait un dernier signe à la portière. «Tu ne crois pas? Si elle ne fait rien, ça va être terrible. Elle va voler en morceaux.»
Nous sommes remontés d'un pas lourd vers l'appartement.
«Ça va être terrible pour qui?
– Mais pour elle, bien sûr.»
Au moins avions-nous libéré le salon de ses cartons. Mais il n'y avait plus rien pour s'asseoir. Nous avons examiné la pièce en silence, quant à moi légèrement interdit.
Au bout d'un moment, elle a soupiré: «Je vais passer l'aspirateur.» J'ai répondu: «Très bien. Alors, je vais rentrer la camionnette.»
Quand je suis remonté, elle écoutait ses messages sur son portable, tout en griffonnant quelques notes sur un calepin en papier recyclé (je pourrais ajouter gracieusement offert par son magasin de produits bio, mais je ne le fais pas).
Je suis allé prendre une douche et je suis revenu. Fin des messages.
«Eh bien, quoi de neuf?» ai-je demandé à tout hasard.
L'année qui venait de s'écouler avait bâti un mur de briques – à peine transparentes – entre nous. Nos échanges n'étaient plus ce qu'ils étaient. Nos occupations réciproques les rendaient plus ou moins incompatibles. S'il y avait du neuf, je devais être le dernier à le savoir. Même s'il s'agissait d'une simple naissance chez un couple d'amis dont les nouvelles se faisaient rares – du moins de mon côté. En fait, elle me soumettait à un embargo tous azimuts que je jugeais franchement grotesque. Que je trouvais blessant. Une preuve que le cordon était coupé entre nous. À présent, nous dérivions dans l'espace infini, dans des directions opposées.
J'ai donc poursuivi: «Jennifer Brennen. Ça te dit quelque chose? Parce que moi, ce matin encore, je ne savais même pas que vous étiez de la même bande.»
Elle n'a pas bronché.
«Brennen? Ça me dit quelque chose. Tu écris ça comment?
– Cette fille m'a étonné, entre parenthèses. Je veux que tu le saches.
– Je connais la marque de godasses. Tu veux parler des mêmes? Ils auraient pas des journaux à eux? Ils détiennent pas une partie de la presse? Ces Brennen-là?»
Chris avait tort de plaisanter: plus tard, elle s'en est voulu. J'ai raconté comment nous l'avions trouvée étranglée sur la moquette, les dents fracassées, cette pauvre fille. Comment j'avais trouvé le numéro de Chris dans son carnet, le plus simplement du monde.
«Vous me faites rigoler», j'ai dit.
À son tour, elle s'est douchée. Depuis que l'extracteur d'humidité était tombé en panne, la vapeur refluait largement vers la chambre, produisant des formes étranges. Puis elle est venue près de moi, sur le lit, dans la pénombre.
«Tu n'es qu'un tout petit flic de rien du tout, Nathan. Ton avis nous importe peu.
– Vous me faites rigoler. Non, vous ne me faites pas rigoler, vous me faites plutôt peur. Je sais qu'un jour tu vas m'appeler pour m'annoncer une catastrophe. Tu veux parier? Tu ne me crois pas? Et ce jour-là, ce jour où tu vas m'appeler, je me trouverai alors devant un dilemme. J'aime autant te le dire. Un terrible dilemme.