Je l'ai fini sur le campus, à l'ombre d'un arbre qui perdait ses fleurs. Un peu de tranquillité. Enfin assise. Les Australiens avaient mis à ma disposition une table de camping et un fauteuil de toile. Ils avaient planté une pancarte dans mon dos. C'était mon PC. Le rendez-vous des gays et des lesbiennes. Mais par chance, c'était une heure creuse.
J'étais là pour mettre la main sur mon albinos mais je n'avais pas la force d'aller rôder dans les couloirs avec le risque de me faire alpaguer par une pédale qui en a très gros sur le cœur. J'ai avalé mes amphétamines avec un litre et demi d'eau minérale light et j'ai senti l'odeur du feuillage cuit, l'odeur de l'herbe chaude, l'odeur du papier recyclé de mes tracts qui s'étalaient au soleil, l'odeur de la pierre et des briques des bâtiments chauffés depuis des heures par un ciel sans nuages. J'ai fermé les yeux.
«J'ai le truc qu'il te faut, a déclaré Rita. J'ai exactement ce qu'il te faut. Je m'en sers depuis dix ans. C'est rare que je m'en serve pas.»
D'un bleu translucide. Comme mon dentrifrice. Sur le tube, il y avait le portrait d'un homme torse nu qui souriait.
«C'est ce qu'utilisent les professionnels, a déclaré Rita en étalant la pâte sur mon épaule. Mais moi, c'est pas exactement la gréco-romaine. On a le droit aux prises de jambe. Il faudrait que tu viennes voir ça, un de ces quatre. Ça pourrait t'intéresser.»
C'était froid. Je m'étais un peu tendue quand Rita avait déboutonné ma chemise et aussi quand elle m'avait touchée, quand sa main avait caressé ma peau, se refermant sur mon épaule. Mais maintenant ça allait. Plus le massage durait et plus je me détendais. Je lui ai raconté les événements de la matinée.
«Je suis malheureuse à l'idée qu'il me rendra malheureuse un jour ou l'autre.
– Et il te rendra malheureuse, fais-moi confiance. Y a pas plus hypocrite.
– Non, je ne dirais pas que Nathan est hypocrite. Mais le résultat est le même.»
Rita pensait avoir commis la même erreur: Jen-nifer Brennen était trop bien pour elle. Une bien trop jolie fille, sans compter que les bisexuelles n'étaient jamais très franches du collier.
«J'ai jamais pu lui faire oublier la queue, a-t-elle soupiré. Et je l'ai su depuis le premier jour, figure-toi. Y avait rien à faire. C'était fichu d'avance. Une fois qu'elles ont eu ça dans la tête. Ouais. Ça fait partie de ces mystères que je peux pas élucider. Tu pourrais pas m'éclairer, des fois?»
Cinq heures sonnaient à l'horloge de l'université et les ombres s'allongeaient sur la pelouse quand j'ai réapparu. Rita était tellement bavarde. J'avais eu droit à un second massage et je n'avais pas à m'en plaindre, mon bras allait beaucoup mieux. Mon humeur également. Rita était plutôt sympa. Nous avions décidé de nous retrouver dans la soirée pour aller au cinéma et de passer prendre Derek.
Inattendue, n'est-ce pas, cette liaison qu'elle avait entretenue avec Jennifer Brennen. Et un drôle de numéro, cette fille-là, quand on y pense. Son père avait vraiment dû s'arracher les cheveux, se mordre les poings jusqu'au sang. Quand une fille se met à détester son père, ça fait plutôt mal, c'est moi qui vous le dis.
J'ai aperçu Franck qui sortait de ses cours, un groupe d'étudiants accroché à ses basques. Il m'a évitée. Je l'ai suivi des yeux pendant que je distribuais mes tracts et j'ai pensé qu'il avait la belle vie. Puis Michel, l'albinos, a quitté le bâtiment à son tour.
Je me suis débarrassée d'un individu qui venait de se faire pincer les fesses dans les couloirs du gymnase et qui me mettait au défi d'intervenir. Je me suis éloignée sous ses sarcasmes, craignant de perdre l'albinos de vue, ce qui aurait été un comble eu égard à mon entraînement et à l'objet de ma filature qui était un mouchoir blanc agité dans les ténèbres.
Il est entré dans une grande salle où les gens discutaient par petits groupes. C'était là qu'ils se réunissaient. Là qu'ils se retrouvaient pour décider de leurs actions. Redonner la rue au peuple, stopper des convois de déchets nucléaires, élargir les trottoirs, supprimer les guerres, laisser pousser les poils sous les bras des filles, adopter des poulets en batteries, boycotter les marques, porter des capotes, adorer le pape ou Dieu sait quoi encore. L'éventail était large. Nombreux étaient ceux qui discutaient avec un pied sur une chaise. Des jeunes qui désiraient en découdre. J'étais venue les écouter quelquefois, et aussi en ma qualité d'officier de liaison des pédés et des gouines qui me servait de sauf-conduit et me permettait d'avoir une oreille qui traînait, d'apprendre certaines choses. Que, par exemple, Jermifer Brennen était drôlement bien vue parmi eux. Que les batailles qu'elle avait livrées contre son père l'avaient transformée en icône et que son portrait serait brandi au cours de la prochaine manif et que sa mort serait vengée.
La prochaine manif. Ils n'avaient pas l'air de plaisanter. Et les flics commençaient à en parler sérieusement de leur côté. On s'attendait au pire. Et l'on avait raison de s'attendre au pire puisque, à chaque fois, ça se passait plus mal que la fois précédente. On ne pouvait donc guère se tromper.
Ils se préparaient ferme. Ils en discutaient âpre-ment. L'albinos écoutait les uns et les autres en reluquant les filles, la bouche à demi ouverte, l'air assez azimuté, je suis d'accord.
J'ai attendu qu'il sorte. J'étais derrière lui et, d'un coup d'épaule – Rita me l'avait remise à neuf -, je l'ai envoyé dans un massif de lauriers. J'ai jeté un coup d'œil à droite puis à gauche, après quoi, voyant qu'il n'y avait aucun témoin à la ronde, je l'ai rejoint dans les fourrés.
Il était encore sur le dos, sur de la terre noire, ses yeux rouges exorbités. «Un hyper émotif, m'avait déclaré Rita. Mais il ne me lâchait pas d'une semelle. Je voulais le tuer.»
Quand j'ai tendu la main vers lui, il a eu un mouvement de recul.
«Le Seigneur est avec moi, il a grimacé.
– Pardon?
– Le Seigneur est avec moi», il a répété.
Je lui ai envoyé une baffe, puis je l'ai aidé à se relever. Une tactique dont je me sers quelquefois, lorsque je ne sais pas trop sur quel pied danser.
«Michel, mon petit Michel, il faut qu'on parle, ai-je déclaré. Tu vas voir. Tout va très bien se passer.»
Il portait un rosaire autour du cou – quinze dizaines d'Ave Maria, chacune précédée d'un Pater, La moitié de son visage était colorée en rouge vif. Il me fixait comme si j'étais le Diable en personne.
«Je ne suis que la femme de ton professeur, l'ai-je rassuré. On ne dirait pas, à me voir. Hein, qu'est-ce que t'en penses?»
Il grimaçait à présent en découvrant mon badge où était indiquée ma spécialité: défenseur des gays, lesbiennes, et compagnie. Tout un programme.
«Rassure-toi, Michel. Tout ce qui est écrit n'est pas parole d'évangile. Il s'agit d'une couverture. Pas mal, comme couverture, hein, Michel? Ça te la coupe, on dirait. Mais regarde-moi. Est-ce que j'ai une tête à voler au secours de ces malades, non mais franchement? Tu me connais mal. Je peux pas les voir, moi non plus. Une couverture. Tu sais ce que c'est qu'une couverture, j'espère?»
Oh là là, j'ai pensé. L'ahuri complet. Rita m'en avait longuement parlé mais je m'étais dit qu'elle exagérait. Le taré complet. Je commençais à comprendre ce que ça signifiait d'avoir ce genre de gars sur le dos. Pauvre Rita. Il avait bien quelque chose de fou dans le regard. Encore un fou de Dieu. On en croisait de plus en plus, malheureusement. Ça me foutait la trouille. Je ne voulais pas être égorgée pendant mon sommeil.