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Je lui ai indiqué un banc à l'écart, adossé à un muret couvert de lierre dont les feuilles brillaient comme du parquet encaustiqué. Je me suis assise contre lui. Il sentait la lessive,

«Tu n'as pas un truc à manger? Je meurs de faim. Je ne sais pas, moi, une barre de céréales, n'importe quoi.»

Je n'avais que mon sandwich dans le ventre. Je me sentais faible. Il voulait savoir ce que je voulais. Je lui ai collé une seconde baffe. Des yeux, je cherchais un distributeur de quelque chose mais c'était le désert total. Je regrettais de ne pas être du côté de la cafétéria où il y en avait un gigantesque, avec des salades, des pains garnis, des tartelettes et toutes les barres chocolatées qu'on peut imaginer.

«Pourquoi vous me frappez?» il a demandé en s'agitant.

Sans me tourner vers lui, les yeux braqués dans le vague, je lui ai répondu que c'était comme ça. Et pas autrement.

«Vous avez pas le droit, il a glapi.

– Je sais que j'ai pas le droit. J'y peux rien.»

Quand je m'étais fait avorter, j'étais tombée sur des gars de son espèce. C'était le branle-bas dans l'hôpital. Ils s'étaient enchaînés aux tables, comme des merdes. Ils venaient nous insulter dans les chambres alors que le moment était très mal choisi. Ils criaient sous nos fenêtres. Ils envoyaient des menaces de mort aux médecins. Ils nous promettaient l'Enfer. Toutes autant que nous étions. J'en gardais un mauvais souvenir. Ils brandissaient des pancartes avec des fœtus. Ceux qui étaient enchaînés dans les salles chantaient des cantiques pendant qu'on était partis chercher des pinces coupantes.

«Bon, suis-moi, lui ai-je dit en me levant. On va causer en chemin, si ça ne t'ennuie pas. Lève-toi.»

Il avait décidé de sauver Jennifer Brennen. Une mission. Cette pauvre fille. Quand il avait compris de quoi il retournait, il s'était lancé dans la bataille. Il s'était donné pour mission de la sauver.

«Tu voulais te la faire?

– Comment? Quoi? Qu'est-ce que vous dites?»

Chemin faisant, nous sommes arrivés aux abords de la cafétéria qui attirait les étudiants comme un point d'eau attire les bêtes par grande chaleur et les réunit en cercle. Ils se reposaient. Ils avaient leur sac à dos à leurs pieds. Ils n'arrivaient pas à se quitter. Ils hésitaient à franchir la barrière de leur enclos. Ils prenaient le soleil. Ils étaient collés à leur portable. Ils envoyaient des messages. Ils se tortillaient. Ils buvaient des sodas. Quelques radins remplissaient des gobelets à la fontaine. J'ai pris mon tour devant le distributeur de sandwiches. Pendant que le jour baissait, j'ai cherché de l'argent dans mes poches.

«Passe-moi des pièces» je lui ai demandé.

Il a eu l'air interloqué.

«Merde, j'ai soupiré. Passe-moi des pièces. Sois un peu charitable.»

NATHAN

Je suis persuadé que les clones sont parmi nous.

Je crois que la technique est au point depuis longtemps déjà.

Wolf, à qui j'en ai parlé, n'est pas loin de partager ma conviction. Comme Wolf est absent durant quelques jours, c'est moi qui accompagne Chris pour sa prise de sang – elle s'est mis en tête de vérifier l'état de ses défenses immunitaires.

En l'attendant, comme elle était encore sous la douche, j'ai ouvert une revue scientifique et il suffisait de lire entre les lignes. Ce à quoi je me suis employé.

«Chris, je suis tout à fait conscient que ce monde ne va pas très bien, ai-je déclaré tandis que nous roulions, sirène au vent, vers le laboratoire d'analyses où nous avions jadis effectué celles qu'on nous demandait pour le mariage. Je n'ai jamais prétendu que vos luttes n'étaient pas fondées. Ne crois pas ça. Ne me fais pas ce procès, s'il te plaît. Et autre chose: j'espère que vous utilisez des capotes, n'est-ce pas? Hein? Chris. Regarde-moi. J'espère que vous utilisez des capotes?»

Je lui ai offert un solide petit déjeuner car elle était pâle en sortant.

«Ecoute-moi. Faire des analyses ne sert à rien. Je ne te comprends pas. Tu manges bio et tu baises sans protection avec le premier venu. Tu es devenue folle, ma parole. Tu nages en pleine contradiction. Est-ce que tu t'en rends compte? Avec tous ces trucs qui se répandent comme la poudre, qui déciment des continents entiers. Hein? Est-ce que tu te sens bien, par hasard? D'accord, il a l'air sain. Heureusement qu'il a l'air sain. Et alors.»

Ensuite, je l'ai accompagnée dans une église où une foule bigarrée et trois grévistes de la faim attendaient je ne sais trop quoi en brûlant des cierges.

«Je ne peux pas t'inviter à dîner? Et pourquoi je ne pourrais pas t'inviter à dîner? Qu'est-ce qui nous en empêche, dis-moi? On n'est pas obligés de lui en parler. Pourquoi on serait obligés de lui en parler? Tu n'es pas libre de faire ce que tu veux?»

Plus tard, dans l'après-midi, j'ai fait une chose ridicule. Le plus grave étant que j'en ai tiré un immense plaisir.

À cause de Chris, j'étais d'humeur maussade. Marie-Jo m'a appelé du campus. J'ai pensé que si j'arrivais seul au bureau et que je ne faisais rien, Francis Fenwick allait me trouver du boulot et m'engloutir sous des tonnes de paperasses. Alors j'ai traîné en ville. J'ai traîné en ville jusqu'au moment où je me suis retrouvé garé en face de l'immeuble de Paul Brennen. Par une belle fin de journée. Les gens achetaient, les gens léchaient les vitrines, les gens portaient des sacs et avançaient sur les trottoirs, des taxis attendaient devant les boutiques de luxe, les gens en profitaient quand il n'y avait pas de catastrophes en vue, comme dernièrement, avec ces alertes à répétition dans le métro, ou le mois durant lequel ils ne ramassaient plus les ordures ou encore quand les choses ont failli péter avec la Chine. Ils en profitaient pour acheter ce qu'ils n'avaient pas pu acheter aux heures sombres, tout en achetant des choses pour plus tard. C'était une belle fin de journée. Je venais me garer là, de temps en temps, devant cette merveille d'architecture dont le trente-sixième étage avec terrasse accueillait le bureau de Paul Brennen. Je venais rêvasser. Je voulais qu'il sente que l'affaire n'était pas classée et qu'il y avait un maudit flic dans son rétroviseur. C'était mon jardin secret. Je me tordais le cou pour y entrer.

Cette chose ridicule, bien entendu, je ne l'ai pas préméditée. Non, encore heureux. J'étais en train de repenser à la complication que représentait désormais le simple fait de dîner avec ma femme. J'en éprouvais une certaine amertume. Un certain énervement. Quand tout à coup, j'ai aperçu Paul Brennen jaillir d'une porte à tambour avec ses gardes du corps et s'engouffrer dans sa limousine.

J'ai démarré et me suis glissé dans la circulation, juste devant eux.

Pourquoi devant eux et pas derrière eux? Je n'en savais strictement rien. Je n'en avais pas la moindre idée. J'en étais le premier surpris. Ensuite, quand on revoit l'enchaînement des événements, on ne peut s'empêcher de penser que nous sommes parfois les jouets de mécaniques supérieures que nous ne pouvons qu'entrevoir et admirer sans avoir la moindre chance de les comprendre.

Comme ils se rabattaient sur la droite, j'ai anticipé, j'ai mis mon clignotant et je me suis engagé adroitement dans la rue qui s'offrait de ce côté-là. Entraînant Paul Brennen à ma suite, le prenant en remorque, pour ainsi dire, au moyen d'un fil invisible dont il n'aurait pu se défaire et que rien ne pouvait briser. C'est comme ça. La vie est comme ça. Et nous n'en percerons jamais le mystère.

C'était une rue droite et très longue qui filait jusqu'au fleuve, noire de magasins, pleine de touristes, de mendiants, de voleurs à la tire et de banlieusards ahuris. Une des deux voies était fermée pour cause de travaux. Nous avancions péniblement, comme au fond d'un défilé. Je revoyais Chris qui faisait de ce repas toute une histoire pour finalement ne m'accorder qu'un truc en vitesse, debout dans sa cuisine, à condition que je m'occupe des courses. C'était lamentable. Je me demandais si j'allais amener une bouteille de vin ou de l'eau plate. Certainement pas de fleurs puisque c'était devenu si bandant de manger en tête à tête avec moi. Est-ce que je me trompe?