«Alors tout va très bien, j'ai déclaré.
– Je suis vraiment contente de cet appartement.
– Alors tout va très bien, j'ai déclaré.
– Vraiment contente.
– Mais vous vous disputez quand même un peu, n'est-ce pas? C'est lui qui me l'a dit.
– Ah bon. Et il t'a dit quoi, au juste?
– Que tu étais de mauvais poil. Que ça t'arrivait.
– Et ça te regarde?
– Ça ne me regarde pas, mais je vais quand même te donner un conseil.
– Je ne veux pas de ton conseil.
– Très bien. Comme tu voudras. Mais tu ne viendras pas pleurer.»
J'ai regardé ma montre. Il était à peine dix heures. J'ai dit: «Oh là là, il est tard.»
Je me suis levé en grimaçant un sourire.
«Assieds-toi, elle a dit. Assieds-toi. C'est quoi, ton conseil?»
Je me suis rassis. Je me suis permis de la dévisager avec la plus extrême attention, jusqu'à ce qu'elle se mette à s'agiter.
«Mon conseil? Ne te fiche pas de moi. Tu n'as besoin d'aucun conseil.
– Et si ce n'était pas le cas?»
Je ne lui ai pas répondu. Je me suis levé et je suis allé fureter dans la cuisine. J'ai trouvé un fond de liqueur de framboise. Comme elle me tannait, je lui ai expliqué que je n'avais pas de conseil à donner aux jeunes ménages. Qu'ils se démerdent. Que mon conseil était de garder les cartons. Elle a fait celle qui ne comprenait pas. «Les cartons, j'ai dit. On met quoi dans les cartons? Ça sert à quoi, les cartons?»
J'ai tenu bon pendant un moment, grâce à ce fond de framboise qu'elle gardait, paraît-il, qu'elle gardait, m'a-t-elle fait remarquer, pour l'usage exclusif de ses salades de fruits. «Je le sais bien, lui ai-je rétorqué. Comme si je ne le savais pas. Comme si ce n'était pas moi qui t'avais donné le truc.» Elle était d'humeur pinailleuse. Elle me contrait. Pied à pied. Elle me collait au train. Quand j'ai pris une chaise, elle s'est plantée devant moi, les bras croisés, les jambes plantées dans le sol, ce qui tendait sa minijupe comme de l'élastique et la remontait sexy, limite convenable, le regard brillant, le regard impitoyable, les narines frémissantes et tout en elle me cherchant des crosses. J'ai alors décidé de regagner le canapé.
Et José est arrivée une seconde fois, avec un énorme joint à la main, fumant comme une torche. Elle s'est abattue près de moi.
«Et toi, t'en es où, avec Jennifer Brennen? T'en es où?
– Ça avance.
– C'est quoi, ce que tu bois? Fais-moi goûter. Pouah. Pouah. C'est affreusement sucré. Pouah. C'est quoi, ce machin? De la framboise? Beurk. Pouah. De la framboise? Beurk.»
Elle était un peu électrique, bizarrement. Je lui ai dit qu'elle ne devait pas s'inquiéter. Que l'enquête ne piétinait pas une seconde et filait même bon train. Qu'elle ne s'inquiète pas. Je l'ai rassurée. Saisissant l'occasion, je lui ai pris pour cinquante euros de skunk.
«Mais quand même, elle a fait en redescendant avec sa balance. Mais quand même. Merde. On va laisser courir ce salaud encore longtemps?
– Eh bien, figure-toi que l'étau se resserre. Mais je ne peux pas t'en confier davantage.
– Je te l'ai dit. J'ai été de toutes les campagnes contre Nike. On m'aperçoit dans le film de Michael Moore. Enfin, bref. Mais Brennen, lui, je le conduirais bien sur son bûcher.»
Après le départ de José, Chris est restée assise à côté de moi, sur le canapé, les jambes repliées sous elle, un coussin sur le ventre, le regard dans le vague. Je lui ai caressé la tête. Nous étions redevenus copains par l'opération du Saint-Esprit.
«On verra bien ce que ça donnera, j'ai déclaré avec un léger soupir. Tâche d'en profiter, que veux-tu que je te dise. On verra bien. Enfin, fais-moi plaisir. Ne prends plus de risques. Arrête. Tâche d'en avoir toujours sous la main. Tâche d'y penser. Et s'il fait l'étonné, je veux bien lui parler. Ça ne me dérange pas.
– S'il te plaît. Oh là là. Change de sujet, tu veux bien?
– N'empêche que ce mec. Il te fait danser au bord du gouffre. Comme de t'entraîner à cette manif. Voilà encore un truc intelligent. À cette maudite manif.
– D'abord, il ne m'entraîne pas. J'y vais toute seule. Il ne m'entraîne pas, si tu veux savoir. Et je te remercie. Je te remercie de penser que je ne suis pas capable d'avoir mes propres convictions à défendre. Merci, Nathan. Merci pour le compliment.
– Fais l'imbécile. Vas-y, fais l'idiote. Ne te gêne pas avec moi. Continue.
– Je n'ai pas raison?
– Écoute-moi bien. Merde. Est-ce que tu es aveugle? Est-ce que vous ne voyez pas que le vent a tourné? Vous leur avez foutu les jetons autrefois, mais aujourd'hui? Hein, aujourd'hui. Ils vous ont bien baisés. Ils vous ont tellement bien baisés, je dois dire. Ils en ont profité pour vous flanquer le malheur du monde sur le dos, un beau tour de passe-passe, hein, entre parenthèses, hein, Chris, ils vous ont fait porter le chapeau, on dirait, et ça, ce coup-là, et ça, vous l'avez pris en plein dans la gueule, sans vous y attendre. C'est pas vrai, peut-être? C'est pas vrai? Qui se retrouve contre le progrès, contre la croissance, contre la grandeur de l'Occident, aujourd'hui? Qui? À présent, qui sont les obscurantistes, les ennemis de la nation, les fossoyeurs de notre réussite économique? Tu ne les entends pas ricaner? Ils ont repris la main, je te signale. Vos vérités. Mais vos vérités ne pèsent rien contre leurs mensonges, j'espère que tu en es consciente, hein, rassure-moi. Chris. Dès que vous ouvrez la bouche, ils vous renfoncent vos paroles dans la gorge. Ils vous coupent l'herbe sous les pieds. Ça devient un jeu. C'est tellement facile. C'est tellement facile de baiser un idéaliste. N'empêche qu'ils n'attendent qu'une occasion pour vous écraser et vous allez la leur donner. C'est quoi? Merde, c'est quoi? C'est le goût du sacrifice?
– Eh bien malheureusement, tu vois. Malheureusement, je ne peux pas t'expliquer ça en cinq minutes. Parce que ça ne t'a jamais intéressé. Parce que tu n'as jamais voulu partager ces choses avec moi. Alors, tu vois. On ne parle plus la même langue.»
À ce moment, Marc m'a appelé pour me donner l'adresse d'une soirée. J'entendais Paula à côté de lui et des rires. J'ai regardé Chris un instant puis j'ai dit que j'arrivais.
«Amuse-toi bien, elle m'a dit.
– Compte sur moi», j'ai répondu.
Chris et moi, après avoir flambé, après avoir craché des flammes durant les quelques mois qui avaient suivi l'accident, nous nous étions tranquillement consumés, nous étions restés immobiles comme des statues et aux dernières nouvelles, je ne voulais pas me le cacher, nous filions droit vers la cendre. Soyons lucide. Même si je sentais encore quelques petites touches très nettes qui nous surprenaient l'un et l'autre – et j'y étais sans doute plus sensible qu'elle. Je voyais parfois le bouchon s'enfoncer, ma ligne se tendre, et le contact s'effectuait entre nous. À la fois très fort et très bref. À me demander si je n'avais pas rêvé. Oui. Il y avait encore quelques fils qui tenaient, un peu par miracle, et certains auraient pu penser qu'en les rassemblant… Oui. Peut-être. Mais je n'y croyais plus beaucoup. Peut-être un peu de sexe, mais pas davantage. Pour le reste, nous ne parlions plus la même langue. Ce n'était pas moi qui l'avais inventé.
Je traversais une drôle de période, croyez-moi. Sans parler de Marie-Jo et de Paula qui me posaient des problèmes. Sans parler de mes échecs littéraires – auxquels, entre parenthèses, je cherchais à remédier en travaillant sur mes notes ainsi que Franck m'y avait encouragé. Je traversais une période déstabilisante. Sans parler de mon boulot.
Où l'ambiance était à son plus bas niveau. Où mes relations avec Francis Fenwick s'étaient clairement envenimées à la suite du petit tour que j'avais joué à Paul Brennen. L'ambiance était infernale. Il y avait eu de la démission dans l'air – une fois je la lui avais donnée, une fois il me l'avait demandée -, de terribles menaces de sa part – quant à moi, j'avais failli lui dire que je balançais sa fille s'il me faisait chier. Une ambiance exécrable, on l'imagine. Tout ce qu'il me fallait. Avec cette chose au-dessus de la tête: une plainte de Paul Brennen pour harcèlement. Pour harcèlement. Qui ne manquerait pas de s'abattre sur moi, entre autres, si je recommençais mes conneries. Pour harcèlement, vous entendez ça?