«Tu penses qu'il ne te manque rien, Eve. Mais c'est une erreur. Il te manque le pouvoir de rendre les choses éternelles.»
Une poignée de rubans bariolés flottait devant la grille d'aération, offrant un agréable spectacle, d'une légèreté surnaturelle.
«Je ne te parle pas d'aujourd'hui. Mais de demain. Quand tu seras moche et vieille. On fera le bilan, toi et moi. On verra si on fait les malins.»
Croisant son regard fixe, je me suis demandé si elle comprenait ce que je lui disais ou si elle était ailleurs.
«Parce que vois-tu, Eve, il ne suffit pas de remarquer que nous avons changé d'époque et de plaisanter sur le fait que c'est chacun pour soi. Car il n'y a pas de quoi s'en réjouir. Prenons le cas, par exemple. Dans quelques années. Quand Marc t'aura quittée pour une fille de son âge. Que va-t-il te rester?»
Elle pouvait chercher, j'étais tranquille. Cette question, je me l'étais posée mille fois depuis que le spectre de la quarantaine approchait, et en particulier depuis que Chris avait décidé de mettre un terme à notre aventure – encore une dont l'aveuglement me stupéfiait. Mais pouvait-on aborder une question sérieuse dans un endroit si peu propice? Moi-même, je souriais à la vue de tant de frivolité, j'étais d'ailleurs de parfaite humeur.
«Ne crois pas t'en tirer avec une de tes fameuses pirouettes, ai-je poursuivi à l'adresse d'Eve qui secouait la tête de droite à gauche en prenant un air hébété. Ne fais pas la maligne. N'oublie pas que nous sommes arrivés à un certain âge. Ne nous racontons pas de blagues. Il est temps, pour nous, de regarder la réalité en face. Bientôt, il ne nous restera plus que nos yeux pour pleurer, tu peux me croire. Alors à quoi bon cette fuite en avant? Bientôt, nous nous retournerons et nous découvrirons que nous sommes seuls sur la piste. Tu vois le tableau? Essoufflés, luisants de sueur, les poumons en feu, le cœur dans la gorge, nous ne balaierons des yeux qu'un insondable désert. Les couilles tellement molles.»
Je me suis aperçu que j'avais marché sur un che-wing-gum. J'ai raclé ma semelle sur le pied de la table en aluminium brossé, puis sur la moquette.
«Marc, ai-je repris. Regarde-le. L'insouciance même. Je l'adore, tu sais. Je ne sais plus de quoi je te parlais, mais je l'adore. J'espère qu'il va se décider à bâtir une vie. Peut-être qu'un jour, on le verra arriver avec des gosses. Des gosses accrochés à ses jambes.»
Eve s'est levée d'un bond et s'est précipitée vers les toilettes. Je l'ai regardée s'éloigner en me disant que ma conversation ne l'intéressait pas beaucoup. Elle préférait adopter la politique de l'autruche. Se payer des séances d'ultraviolets pour donner le change. Us m'étonnaient. Eve et ses semblables me stupéfiaient. Était-il possible qu'en niant l'obstacle on puisse le faire disparaître? Est-ce que ça se pouvait?
Au fond, je n'en savais rien. Merde. Ce n'était pas impossible. Puis Paula est venue me rejoindre.
«Tu n'es pas d'accord, ma belle? On est bien obligé d'avoir une histoire, oui ou non?
– Nathan, mais de quoi tu parles?
– C'est comme d'avoir des bras et des jambes. tu sais. Hein, c'est ce qui nous tient en équilibre, est-ce que je me trompe? *
Plus tard, j'ai eu un coup de fil de Marc. Je me suis étonné qu'ils soient déjà rentrés.
«Ouais, un peu qu'on est rentrés.
– Remarque, vous ne perdez rien. Sauf que "qui-tu-sais" sort à présent avec ce banquier argentin, contre toute attente. Je te dois donc dix euros.
– Ta gueule. Ta gueule. Qu'est-ce que tu lui as fait?
– Marc. Je t'entends mal. Parle plus fort, mon vieux. J'ai fait quoi à qui?
– À qui, d'après toi? À Eve, abruti. Qu'est-ce que tu lui as raconté à propos de moi, espèce d'abruti?
– Mais rien du tout. C'est quoi cette his.
– Ta gueule. Que j'allais la quitter. Qu'elle deviendrait vieille et moche.
– Ah, ça?
– Ouais. Alors viens la consoler, maintenant. Elle sanglote depuis une heure sur le lit, je te signale. Hein, connard. Alors viens la consoler, maintenant. On peut savoir ce qui t'a pris?»
Dès le matin, à toute allure, une vive lumière se répandait dans le ciel. Le même ciel bleu, aveuglant, impitoyable, au-dessus de Londres, Berlin, Paris ou Madrid, toutes logées à la même enseigne. Dès le matin, la température atteignait à présent vingt-six degrés puis montait en flèche pour affleurer, dans une blancheur stridente, les quarante et quelques aux heures les plus chaudes.
Je tenais un stand de glaces à un carrefour. Marie-Jo balayait le trottoir. Nous étions reliés par des microphones invisibles. Sur les toits étaient embusqués des tireurs d'élite et dans un fourgon de blanchisserie se trouvait une section de la police anti-émeute venue nous prêter main-forte au cas où la situation nous échapperait.
Le fourgon était garé juste derrière moi. Des types que je n'avais pas souvent l'occasion de fréquenter, qui vivaient dans des casernes et avaient une réputation de brutes épaisses et de psychopathes. Mais je discutais depuis un bon moment avec eux, par le biais d'une vitre grillagée où ils cherchaient un peu d'air, et ceux-là étaient plutôt sympathiques.
Ils étouffaient, là-dedans. Le fourgon était en plein soleil. Je leur passais des sorbets en cachette. En fait, l'histoire était en train de foirer dans la banque. Des clients et des employés étaient pris en otages, ce qui signifiait que nous allions en avoir pour des heures car on nous avait demandé de rester en place.
En particulier, je faisais la conversation à un jeune gradé qui me dévalisait de mes sorbets à la pêche de façon compulsive. La sueur ruisselait sur son front et imbibait sa fine moustache clairsemée.
«Tu vois, ai-je déclaré à Marie-Jo qui me rejoignait en poussant paresseusement sa poubelle à roulettes, essuyant son front dans sa manche. Tu vois, ce jeune officier vient de m'apprendre qu'ils ont reçu des ordres extrêmement clairs à propos de la manif. La répression sera farouche.
– Exact, madame, a opiné le gars derrière son grillage, examinant son sorbet d'un air satisfait. Je le confirme. On va en faire de la pâtée.
– Tu entends ça, Marie-Jo, de la pâtée. Ça dit bien ce que ça veut dire.
– Exact. On va leur passer l'envie de recommencer. Ils vont avoir une surprise.
– Une mauvaise, j'espère?»
J'étais de la maison, non? J'étais pourtant du même côté que lui, il me semble. Nous avions plus ou moins le même patron, nous avions prêté serment, nous mettions les gens en cabane, nous avions les mêmes horaires de dingue et étions payés comme des chiens, nous mettions nos vies en danger pour assurer l'ordre, nos femmes se faisaient un sang d'encre et finissaient par nous larguer pour une vie meilleure avec des types sans foi ni loi, on nous mettait à cuire dans des fourgons ou on nous flanquait sur le trottoir déguisés comme des punks, et alors quoi? Sans même parler de fraternité, y avait-il ce sentiment d'appartenir à un même corps? N'étions-nous pas censés pouvoir au moins échanger quelques informations entre collègues?
J'étais vert.
«Et toi. Où en es-tu? Marie-Jo. Merde. Je dois l'arracher les vers du nez, à toi aussi?»
Nous étions revenus pour nous changer. Je dansais sur un pied, enfilant mon pantalon avec maladresse car j'étais encore très énervé. Il était huit heures du soir. Nous venions de passer quatorze heures d'affilée devant la banque et nous n'avions que des sorbets dans le ventre. La prise d'otages s'était terminée dans un bain de sang, ce qui chaque fois nous déprimait car c'était la preuve de notre impuissance, de notre incapacité à sauver la veuve et l'orphelin, et croyez-moi, le cœur du flic le plus endurci se ramollit d'un seul coup quand on aborde le sujet – au moment de la sortie des corps sur les civières, la foule nous avait hués,