Coincés entre deux rangées d'armoires métalliques, sous une mome lumière, dans une rance odeur de sueur, la balayeuse et le vendeur de glaces, fourbus, ruminaient la journée.
«Depuis le temps que tu traînes là-bas, j'ai ajouté en cherchant mon peigne dans mon casier. Qu'est-ce que ça donne?»
Elle se badigeonnait les aisselles avec un stick déodorant rose translucide, une nouveauté. La pauvre, après toutes ces heures en plein soleil, blêmissait de fatigue. Ses mâchoires étaient contractées. Ses cheveux étaient en bataille. Les bretelles de son soutien-gorge tailladaient ses épaules, les élastiques de son slip s'enfonçaient méchamment dans sa peau.
«Ça avance comme tu veux?» ai-je fait sur un ton plus doux.
Être persuadé qu'elle s'emmerdait pour rien, qu'elle s'entêtait à mener une enquête inutile, ne m'empêchait pas d'être charitable et je savais par Rita qu'elle prenait ce travail très au sérieux.
«J'en ai interrogé une douzaine, elle a soupiré. Je continue d'avancer sur ses pas.
– Il t'aura fait chier, l'animal.
– Oh oui. À qui le dis-tu.»
D'autant que la pauvre, son histoire s'était éventée. L'autre jour, au-dessus de son bureau, une guirlande de préservatifs et un tube de vaseline décapsulé, bavant sur ses affaires, se balançaient à une banderole OFFICIER DE LIAISON DES GAYS ET DES LESBIENNES et maintenant on rigolait dans son dos – deux types des mœurs avaient déjà pris sa main dans la figure et il avait fallu l'arracher d'un véritable corps-à-corps avec le délégué du syndicat d'extrême droite, COURAGE & HONNEUR, très influent dans nos rangs. Mais Marie-Jo était comme ça. Un bolide qu'on ne pouvait arrêter. Prête à s'infliger une épreuve humiliante plutôt que de dévier du chemin qu'elle s'est tracé. Une belle leçon d'abnégation qu'elle nous donnait là, j'ai l'impression. Cette sacrée Marie-Jo.
Elle avait quelques biscuits aux raisins et aux noix dans son casier. Elle les a partagés de bon cœur avec moi.
«Tant que je ne brise pas le fil, elle a fait. Tant que l'un me conduit à l'autre. Je sais que je vais y arriver. Quand je vois la tête de Franck. Il sait que je progresse.»
Je l'ai attendue pendant qu'elle se rhabillait et laçait ses chaussures avec le sang qui lui montait à la tête.
«Ce petit connard à moustache, ai-je marmonné d'un ton rêveur. Je n'en reviens pas.»
En sortant, elle m'a parlé d'un rôti de veau qui lui restait sur les bras. Mais je souhaitais qu'auparavant, nous fassions un détour par chez Wolf. En chemin, nous nous sommes arrêtés pour boire un verre. Je la regardais et j'ai eu envie de lui caresser la joue. Elle a souri. La chaleur, la fatigue, les soucis, la mort d'innocents, tout cela rendait affreusement sentimental.
Tandis que Marie-Jo aidait Chris à porter des cartons remplis de tracts dans le coffre de sa voiture, j'ai fait part à Wolf de mes inquiétudes.
«Une surprise, Nathan? Quel genre de surprise?
– Rien. Pas ça. Je n'ai rien pu en tirer. Mais ça ne me plaît pas du tout. Et toi?
– Ça ne me plaît pas, bien entendu. Mais c'est leur problème, pas le nôtre.
– Ah bon. Tu vois ça comme ça. Alors c'est leur problème. Très bien. En tout cas, j'interdis à Chris d'y mettre les pieds. Et j'y veillerai, sois tranquille. Maintenant autre chose: tu ne mets pas de capote, il paraît? Je ne rêve pas? Tu vas peut-être me dire que c'est son problème? Ça te fait rire, je vois.
– Nathan. Je t'aime bien mais tu me casses vraiment les pieds. Sincèrement.
– C'est bien possible. Ça m'est égal. Mais qu'il lui arrive quelque chose et je t'abattrai comme un chien. Je te l'ai déjà dit mais je veux être sûr que tu ne l'as pas oublié. Comme un chien, Wolf. Comme un animal nuisible.
– Mais qu'est-ce que tu crois? Est-ce que tu douterais de mes sentiments pour Chris?
– Écoute. Cette femme-là. Quand j'étais à ta place. Je ne l'invitais pas à participer à une bataille de rue. Quand j'étais à ta place. Je passais plutôt mon temps à trembler pour elle.
– Ne raconte pas de conneries, s'il te plaît. Je suis au courant. Tu lui as certainement fait plus de mal que je lui en ferai jamais. Nathan, elle m'a tout raconté. Ne te fatigue pas.»
Ça m'a coupé le souffle.
Franck prenait un bain quand nous sommes arrivés. Il écoutait du Charlie Parker, les yeux clos, couvert de mousse jusqu'aux épaules et il avait un sourire de bienheureux.
Marie-Jo l'a secoué pour qu'il lui cède la place, elle qui mourait de fatigue et devait absolument s'administrer un bain tiède de toute urgence avant de tomber dans les pommes, puis nous sommes repartis vers la cuisine pour aller voir ce rôti.
Là, elle m'a demandé si j'avais vu Franck, comme il avait l'air serein, comme son visage était calme et détendu. J'ai répondu qu'il avait presque l'air d'un jeune homme.
«Il est comme ça depuis quelques jours. Et tu sais pourquoi? Il prétend que je vais nous précipiter en enfer. Si je poursuis mon enquête. Tu vois le genre?»
J'ai disposé des cornichons en éventail autour des tranches de veau et j'ai eu l'idée de faire une mayonnaise en échange d'une bière ou d'un verre de vin.
«Les derniers jours de paix qu'il lui reste à vivre. Tu vois le genre? Alors il a décidé d'en profiter. Il a décidé de prendre la vie du bon côté. Et tu sais ce que ça veut dire?
– Non, Marie-Jo. Désolé, mais je n'en ai pas la moindre idée.
– Ça veut dire que je brûle.
– Sois un peu plus claire.
– Nathan, ça veut dire que je suis proche du but. Et qu'il a peur de ce que je vais découvrir. C'est tout ce que ça veut dire.»
L'excitation du flic à l'heure où sa traque promet d'aboutir. Vous ne pouvez pas comprendre. Elle ne tenait plus sur ses jambes mais son regard s'était illuminé, ses grands yeux verts brillaient d'un éclat magnifique. Voilà ce qui nous séparait du commun des mortels. Ces quelques instants de gloire, ce sentiment de toute-puissance qui nous élevait vers les cimes. Voilà pourquoi des hommes et des femmes acceptaient ce boulot horrible, dangereux, sordide, mal payé, méprisé et très décevant la plupart du temps. Pour ces quelques instants de grâce, de pur et incommensurable plaisir, à quoi aucun bonheur au monde ne peut se comparer.
«Alors fonce, lui ai-je déclaré en la prenant par les épaules. Tu n'as pas besoin de sa permission. Nous sommes des chasseurs solitaires, n'est-ce pas? Hein, sacrée veinarde. Tu es sur ton petit nuage, pas vrai?»
Combien en connaissais-je, des comme elle? Des flics qui avaient ça dans le sang, qui n'abandonnaient jamais et n'hésitaient pas à sacrifier leur confort personnel. Je n'en connaissais pas beaucoup.
Je l'ai serrée dans mes bras. J'étais fier d'elle. Et je me disais que plus vite elle en aurait terminé avec ses histoires, plus vite nous pourrions nous occuper d'une affaire autrement sérieuse. «Fonce, ma belle, lui ai-je murmuré à l'oreille. Ne perds pas de temps.»
Mais elle était K-O. Elle s'est écartée de moi avec un soupir irrité, sous prétexte qu'il faisait trop chaud – je pense qu'elle prenait trop d'amphétamines. Et puis elle est partie s'allonger dans la chambre en déclarant que nous ne devions pas l'attendre.
«Tu connais cette fille, m'a dit Franck. Cette Rita. Que je ne trouve pas follement sympathique, entre nous. Un peu spéciale, n'est-ce pas? Eh bien, elle lui a conseillé de sauter le repas du soir. Mais je ne veux pas m'en mêler, tu comprends.»
Quant à lui, il avait un appétit de tous les diables. Le cheveu encore humide, vêtu d'un peignoir léger qui s'ouvrait sur les poils grisonnants de sa poitrine, les jambes à l'air et les pieds nus, il faisait honneur au rôti et buvait de grands verres de vin dont nous finissions déjà la seconde bouteille. Comme il souriait tout le temps, je lui ai demandé si tout allait bien. Il a haussé les épaules avec bonne humeur: «Je crois que ma carrière est fichue. Sais-tu que nous sommes devenus la risée de l'université? Tu devrais venir voir ça. Le résultat dépasse mes espérances.