– Tu aurais pu t'épargner ça. Et tu aurais pu lui éviter un travail inutile. Tu sais bien qu'elle finira par trouver ce qu'elle cherche. Enfin, tu la connais.
– Mais, mon vieux, pense à la cigarette du condamné. Et on a raison, tu sais. C'est vraiment la meilleure. Pense à la cigarette du condamné.
– Franck, c'est quoi tous ces mystères? À quoi tu joues, exactement?»
Son sourire n'avait pas disparu. Il n'était plus aussi franc mais il s'accrochait. Sans me répondre, Franck a rempli nos verres.
J'ai insisté:
«Il y a vraiment de quoi s'inquiéter?
– Oh oui, il y a de quoi s'inquiéter. Oh oui.
– Est-ce que des mecs t'emmerdent? Écoute-moi, Franck. Je ne suis pas marchand de vélos. Tu ne crois pas que je pourrais t'aider? Que Marie-Jo et moi, nous pourrions t'aider?
– Elle aurait pu m'aider en mettant son nez ailleurs. Elle aurait pu, mais elle ne l'a pas fait. Ce n'est pas très valorisant, pour moi. Hein, qu'est-ce que tu en penses?
– Je ne sais pas. Mets-toi à sa place. Tu n'es pas vraiment le mari modèle.
– Mais c'est quoi, un mari modèle? Au fond, c'est quoi?
– Je me disais que peut-être, Franck. Peut-être qu'il y a des choses dont tu ne veux pas parler avec elle. Imagine le cas. Mais dont tu pourrais parler avec moi.»
Il a gloussé.
Je lui ai souri puis je me suis levé pour voir où en était Marie-Jo tandis qu'il versait un filet d'huile sur nos cœurs de laitues, retrouvant ainsi la paix intérieure.
Elle s'était endormie sur le lit, d'un seul bloc. Je l'ai considérée un moment, puis je lui ai enlevé ses chaussures. J'ai également éteint le petit ventilateur qui lui soufflait au visage car c'est ainsi qu'on s'enrhume. Quand j'ai éteint la lumière, elle s'est mise à ronfler doucement, d'une manière presque joyeuse. Je me suis alors aperçu que je n'avais jamais passé une nuit avec elle. Non, nous n'avions jamais dormi ensemble, elle et moi. Et maintenant que j'y réfléchissais, je trouvais étonnant de ne pas l'avoir remarqué plus tôt.
Reprenant ma place, j'ai annoncé à Franck qu'elle dormait, si bien qu'il a terminé le rôti. Ensuite, nous avons fumé un peu d'herbe que Marie-Jo achetait au coin de la rue, chez un Chinois lunatique, mais qui ne valait pas celle de José. Au même étage, dans l'immeuble d'en face, un couple se poursuivait d'une pièce à l'autre et en dessous, un homme seul regardait la télé, le buste penché en avant. La nuit avait une odeur de fleurs d'acacia et de goudron brassés dans l'air chaud qui tournoyait mollement à la fenêtre. Franck agitait un éventail contre sa poitrine et je préparais des cognacs au soda. Il était question de protection.
«Protection, mon cul, disait-il. Protection, mon cul. Ils sont relâchés au bout de quinze jours. Ne me raconte pas d'histoires.»
Les gens perdaient confiance en nous. Chaque jour davantage. Je le constatais.
Depuis que des gosses de douze ans attaquaient des banques, les prisons débordaient comme la chair de fruits trop mûrs. On nous demandait de réprimer et nous réprimions. Bon. Mais qu'est-ce qu'ils foutaient à l'autre bout? Que pouvais-je répondre à Franck? La société craquait de tous les côtés, jusque dans les écoles, jusque dans les familles. Plus on cherchait à la reprendre en main, d'une poigne autoritaire, plus le ciel rougeoyait – sans même parler des tours qui s'effondraient, des ponts qui valsaient, des types qui se faisaient sauter au milieu de la foule. Alors les gens perdaient confiance en nous. Ils ne croyaient plus en nous. Comment leur en vouloir? Une espèce de jungle s'installait, les guerres étaient à nos portes, nos radieux espoirs s'étaient envolés, nos radieux espoirs de bien-être et de justice à l'aube de ce nouveau millénaire s'étaient envolés en tirant sur nos têtes un voile de ténèbres, aussi comment leur en vouloir? Franck me considérait avec un sourire furieux et je ne trouvais pas les mots pour le convaincre. «C'est déjà bien, me disait Wolf. C'est déjà bien que tu prennes conscience du chaos où certains nous ont conduits.» N'empêche que je ne trouvais pas les mots. Quand il m'arrivait d'échanger quelques paroles avec Wolf sur ce sujet, je me sentais rapetisser et j'étais obligé de lever les yeux vers lui.
Je faisais un sérieux complexe d'infériorité, vis-à-vis de Wolf.
«J'ai bien conscience du problème, Franck. Je ne suis pas aveugle. J'en parlais avec Wolf, l'autre soir. Nous nous moquons de la justice italienne, mais la nôtre ne vaut guère mieux. Entièrement d'accord.»
Franck pensait que nous avions ce que nous méritions. Ce qui, de toute façon, lui était égal, désormais. Complètement égal.
Après un instant de silence, il a souri dans le vague et souhaité refumer un peu d'herbe. Au fond, il ne regrettait rien. Sa vie n'avait pas été simple, mais il l'avait acceptée.
«Ce que l'on souhaite réellement, du fond de son âme, il faut souvent aller le chercher très loin. Si tu vois ce que je veux dire. Mais ça ne se fait pas sans mal. Ni pour soi, ni pour les autres.»
Il s'était allongé sur le canapé, la tête sur un coussin, et j'avais pris place dans un fauteuil, la tête renversée vers le plafond. «Pourquoi tu ne lui parlerais pas? il a demandé.
– Elle ne changera pas d'avis. Personne ne la fera changer d'avis. Oublie.
– Oui. Je crois que tu as raison. Inutile de se casser la tête.»
On entendait des voitures qui remontaient la rue, la sono à fond avec des types qui braillaient en chœur, puis le bruit s'éloignait et le silence paraissait presque amical. Au loin, on apercevait une rame du métro aérien bloquée entre deux stations et, en direction du fleuve, une gigantesque enseigne lumineuse TELEFUNKEN crachait d'inquiétantes gerbes d'étincelles qui retombaient sur les toits alentour. Au nord, sur un écran géant, des jeunes gens échangeaient imprudemment leurs chewing-gums et un message de mise en garde à propos des MST clignotait tout à coup devant leurs bouches.
Ce genre de soirée, Franck et moi en avions connu pas mal. Quand Marie-Jo allait se coucher et que nous traînions dans le salon où je découvrais ce qu'était une bibliothèque – environ deux mille ouvrages et autant dans la cave que nous avions mis, lui et moi, une semaine à assainir et protéger de l'humidité avant d'installer les livres sur des rayonnages de tôle galvanisée. C'était au cours de ces soirées que Franck avait éveillé mon intérêt et m'avait proposé quelques exercices pour voir si j'étais capable d'écrire trois lignes – ce qui avait pris des mois et demeurait toujours aussi peu convaincant.
Franck suçait des jeunes types de vingt ans et je couchais avec sa femme, mais nous nous entendions bien – ce qui, au fond, n'est pas si étrange. Parfois, nous regardions la neige tomber, ou des pluies sombres, ou la course des nuages, ou les veines qui couraient sur nos mains, ou les photos dans les magazines et nous avions des conversations décousues qui faisaient très bien l'affaire.
«N'empêche que tu commets une erreur, j'ai dit.
– En tout cas, surveille-la de près. Reste avec elle. Je ne voudrais pas qu'il lui arrive quelque chose.
– Oui, j'ai le même problème avec Chris. Je sais ce que tu ressens. On ne peut pas se laver les mains de leurs histoires.
– Elles ne nous font pas de cadeau. Oh non. Elles nous le font payer. Comme si nous leur versions une rente.
– Nous faire expier, Franck. Nous faire expier, mon vieux.»
Un peu plus tard, à quatre pattes sur le tapis, Franck a ramassé un ver luisant dont la présence nous a bien étonnés, puis il l'a déposé dans le bac à fleurs. D'après lui, un fait divers pouvait donner un bon livre, il y avait de nombreux exemples.
«La crème de la crème, ce sont les romanciers. Ce que je ne suis pas, malheureusement. Pour moi, c'est un constat terrible, tu t'en doutes. Mais l'histoire de Jennifer Brennen. Je pensais que ce n'était pas une mauvaise idée. Je le pense toujours, d'ailleurs. Beaucoup de mes élèves la connaissaient. Ils pouvaient m'en parler, je pouvais me procurer de la matière, autant de matière que je voulais. Quand tu n'es pas romancier, tu es obligé de faire les poubelles, tu comprends.»