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Pendant ce temps-là, Paul Brennen courait toujours, Chris devait s'endormir sur la poitrine de Wolf, Marie-Jo m'en voulait à mort et Paula mettait le feu autour d'elle.

Et pendant ce temps-là, Marc se creusait la tête.

«Allez, mon vieux. Ne te fatigue pas, ai-je soupiré. C'est le noir total.»

Mais il a posé la main sur mon épaule et c'était tout ce dont j'avais besoin.

«J'ai bu un verre de trop, une fois dans ma vie. Tu te rends compte?»

Il a détourné les yeux. Et il y avait de quoi. Avant ce drame, j'étais son idole. Depuis, il méprisait les flics en général. Son cœur s'était endurci.

«Marc. Pour qu'une histoire fonctionne, il faut que le personnage principal ait un but. Franck m'a expliqué ça. Mais moi, quel est mon but? Je vois très bien les obstacles, mais je n'arrive pas à savoir quel est mon but. Hein, qu'en penses-tu? C'est de là que ça vient? Ce sentiment d'obstruction tous azimuts?»

Il a hoché longuement la tête. Je n'avais pas l'habitude de le mêler à mes introspections et je le sentais perturbé par la gravité de la séance. J'étais son grand frère. J'étais toute sa famille. Et une famille doit être la terre ferme sur laquelle on peut s'accrocher, et pas un vague radeau sans amarres, ballotté au gré des éléments. J'ai donc décidé de rassembler mes forces. Je lui ai souri.

«Mais imagine que ton but, il a fait en se caressant le menton. Imagine que ton but soit inaccessible? Comment ça se passe, dans ce cas-là? Hein, il dit quoi, Franck? Si ton but est impossible à atteindre.

– Il pense qu'un but impossible à atteindre doit en cacher un autre. Et remarque, je ne suis pas contre. Je suis ouvert à tout. J'ai tendance à l'oublier quelquefois, à cause de ce fichu brouillard. Alors qu'en fait, je vogue vers un but invisible.»

Je lui ai trituré affectueusement l'épaule, tout en désignant d'un coup d'œil nos verres vides au barman dont les cheveux étaient blonds d'un côté et noirs de l'autre – preuve que tout pouvait arriver dans un monde tel que celui-là, complètement sorti des rails.

«C'est qu'aujourd'hui, elles m'ont fait courir dans tous les sens, lui ai-je expliqué. Les trois à la fois, c'est une configuration exceptionnelle. Les trois dans la même journée.

– Le passé, le présent, et l'avenir. Super. Les

Cavaliers de l'Apocalypse.»

Je lui ai souri de nouveau:

«Hé là, Marc, pas si vite. Tu sais, je te vois venir. Pas si vite, mon salaud.

– Mais Chris est le but impossible et l'autre est un non-but. Alors qu'est-ce qui reste?

– On va bientôt le savoir. Le quatrième Cavalier, pourquoi pas? On va bientôt le savoir car aucune chose ne peut demeurer en l'état. Aucune poussée ne peut être contenue indéfiniment. Tu vas voir. On sera bientôt fixés. Je peux même finir dans un atelier d'écriture et travailler de nuit dans un garage. Tout peut arriver. Tout est en train d'arriver.»

Je l'ai laissé filer car il y avait une fête quelque part et il commençait à s'agiter. Un diabétique en manque d'insuline. La chose considérée comme une question de vie ou de mort. Et au fond, quelle différence avec l'engagement politique? Est-ce que tout ça avait un sens? Y avait-il un moyen de fausser compagnie à soi-même? D'ignorer sa sinistre condition?

À mes côtés, alignés de part et d'autre du comptoir, des hommes seuls dodelinaient de la tête en fixant leur verre. Nous n'avions pas besoin de nous parler pour nous comprendre. Par moments, l'un de nous laissait échapper une faible plainte. Mais chacun, par pudeur, par compassion, faisait comme s'il n'avait rien entendu.

À mon tour, sans un mot, j'ai offert une tournée générale, saluée par une silencieuse et digne approbation. J'ai noté le nom et l'adresse de ce bar dans mon carnet, de peur de l'oublier. Et sous le mot crucifixion, qui m'avait inspiré deux ou trois choses, j'ai inscrit le mot résurrection, qui lui, ne m'a rien inspiré du tout.

Je me suis cependant employé à imaginer la nouvelle vie qui m'attendait. À me figurer le grand bouleversement qui allait changer mon existence et dont je venais d'entretenir mon jeune frère avec beaucoup d'enthousiasme. J'en frissonnais, bien sûr. D'inquiétude et d'excitation. Mais pas moyen de saisir un visage au milieu du tumulte où j'étais entraîné. Pas moyen de savoir qui ou quoi me remettait au monde. Tout pouvait arriver. Tout était en train d'arriver. De puissantes mâchoires enserraient mon crâne et tâchaient de m'extirper du pétrin, d'une pâte épaisse et collante dont je m'étonnais encore, dont je cherchais encore la provenance, car vous pouvez penser ce que vous voulez, vous pouvez me trouver bien des défauts, mais pétrir une telle saloperie de mes propres mains, ça non, je n'en étais pas capable. Ça non, je n'aurais pas pu l'inventer ni l'engendrer à moi tout seul. Je n'étais pas aussi tordu. Ou alors, tout le monde l'était. Tout le monde était logé à la même enseigne.

Je me suis levé à l'aube, le lendemain matin. Je n'étais pas dans mon lit, mais roulé en boule dans un coin du salon, ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps.

Le ciel était immaculé. Paula s'est jetée sur moi pour m'embrasser férocement sur la bouche. Les joues ruisselantes de larmes.

«Tout va bien, l'ai-je rassurée. Tout va bien. Nous avons proféré des paroles que nous ne pensions ni l'un ni l'autre, n'est-ce pas? Et il faudra que nous en parlions, bien sûr. Mais pas maintenant, Paula. Je n'ai pas le temps, maintenant.»

J'ai réduit ma séance de gym à quelques séries d'assouplissement et j'ai prolongé ma douche dont je n'ai tiré qu'une vague fraîcheur, la nuit n'ayant pas suffi à effacer la fournaise de la veille. Paula a tiré le rideau à bulles translucides pour me contempler d'un œil fixe mais je n'ai posé aucune question. Nous étions tous logés à la même enseigne, semblait-il.

Il était à peine huit heures lorsque j'ai sonné chez Marie-Jo.

Personne. Silence de mort. Il était possible que Franck soit déjà parti pour ses cours, mais elle? Vous voyez le genre? Elle devait être encore furieuse contre moi, habitée d'une franche et confortable fureur dont elle ne se serait privée pour rien au monde. J'ai grincé des dents puis j'ai appelé Rita.

«Dis-lui qu'elle a le pire caractère de cochon que j'aie jamais vu. Dis-lui ce que je viens de te dire. Vas-y.

– Nathan, elle n'est pas là.

– Dis-lui que j'en ai ras le bol. Passe-la-moi.

– Tu as entendu ce que je t'ai dit?

– Ne te fous pas de ma gueule, Rita. Je ne suis pas en train de rigoler.»

Dans la rue, j'ai appelé Derek:

«Oui, Derek. Je sais qu'elle est jalouse. Merde, à qui le dis-tu. Mais je ne couche pas avec cette femme. Elle vit chez moi, mais je ne couche pas avec elle.

– Okay, Nathan. Okay. Moi, je veux bien. Mais reconnais que tu déconnes. Elle était folle de tage. Folle de rage. Là, mec, tu déconnes sévère.

– Où, je déconne? Où ça? Qui va enfin se donner la peine de m'écouter? Qu'est-ce que j'ai fait de mal, tu veux me le dire? Je ne suis pas tout blanc, Derek. Je n'ai jamais prétendu que j'étais blanc comme neige. Mais faut pas charrier. Hein, faut pas charrier. Faudra me regarder en face, Derek. Avant de me jeter la première pierre, faudra me regarder dans les yeux. Je vous avertis. Tu peux faire passer le message.

– Une seule aventure à la fois. Mon vieux, c'est la règle. Une seule à la fois. Sinon, tu vois ce qui arrive. Faut pas se croire plus malin. On n'est jamais assez malin. On n'a pas les épaules calculées pour. La preuve.