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– Et je t'ai attendu, peut-être. J'ai attendu que tu viennes m'expliquer une chose que le premier imbécile venu peut comprendre. Tu me crois idiot à ce point? Pourquoi je ne baise pas avec Paula, d'après toi? Parce que je suis un de ces pervers à la con? C'est ce que tu penses?

– Ben écoute, je n'ai pas l'intention de te blesser. Dieu m'est témoin. Mais avoue que c'est bizarre. Et pourtant, j'en vois de toutes les couleurs. J'entends des histoires que tu ne peux même pas imaginer. Tu verrais ça.

– Elle m'a acheté une table et des chaises. Et rien d'autre. Une armoire. Et c'est tout ce qui s'est passé entre nous. Merde. Tu m'entends, Derek? Je n'ai mis le doigt dans aucun engrenage. La nuit, elle me faisait la lecture. Et rien d'autre. Tu les connais. Il leur faut des coussins et des rideaux. Qu'est-ce que j'y peux? Derek, quand elles ont un truc en tête. Est-ce que ça sert à quelque chose de la ramener? Tant qu'on préserve l'essentiel. Tant qu'on ne commet pas l'irréparable.»

Avant de remonter dans ma voiture qui brillait sous le soleil comme un astre, j'ai levé les yeux vers les fenêtres de Marie-Jo et j'en ai retiré une sensation désagréable. Malgré tout, je me suis mis en route. J'avais une journée chargée. Je n'avais pas une seconde à perdre. Un souci de plus, au point où j'en étais, quelle importance?

On ne pouvait déjà plus circuler dans le centre-ville. Les principaux axes étaient bloqués et les forces de l'ordre arrivaient par autocars entiers, en longues processions, remontant les avenues désertes. Les vitrines étaient barricadées. Des hélicoptères tournaient dans le ciel doux et limpide.

En me garant devant chez Chris, j'ai sorti mon badge. J'ai épingle Jennifer Brennen sur ma poitrine.

«Marie-Jo a disparu, ai-je confié à Chris qui était assez nerveuse.

– Ah bon. Comment ça, disparu?

Elle me servait une tasse de café en se mordillant distraitement les lèvres. Par chance, elle m'avait donné une soucoupe.

«Regarde un peu ce que tu fais, lui ai-je conseillé. Je l'ai quittée hier après-midi et depuis, je n'ai plus de nouvelles.»

Elle m'a regardé sans me voir. Puis, d'un air étonné:

«Tu n'as plus de nouvelles de qui?»

Mais Chris n'était pas la seule à montrer les signes d'une certaine agitation. Ça grimpait et ça descendait dans les étages, les portes pivotaient sur leurs gonds. Quelques-uns arrosaient même leurs chaussures de café brûlant.

Wolf, par contre, avait un air serein. Il m'avait demandé si j'étais en forme.

Pendant ce temps-là, Chris se préparait dans la chambre. Lequel des deux s'en est préoccupé, d'après vous? Lequel des deux avait encore les deux pieds sur terre?

«Mais avons-nous le choix? m'avait-il confié l'autre soir. Comment rester les bras croisés? Nathan, nous ne sommes pas là pour servir les intérêts d'une minorité qui a entrepris de nous saigner jusqu'à la dernière goutte. Désolé, mon vieux, mais moi je ne marche pas. Ce n'est pas ce genre de monde que je veux laisser à mes enfants.

– Tes enfants, Wolf? avais-je lâché tandis qu'une poigne glacée m'écrasait le cœur. Qu'est-ce que tu racontes?

– Regarde ce qu'ils ont fait en Argentine ou ailleurs. Prends l'Afrique subsaharienne: chaque fois qu'il y a un dollar qui entre, il y en a presque deux qui sortent. Voilà comment ça fonctionne. Et ce schéma, le grotesque profit de quelques-uns sur le dos de populations entières, je le combattrai jusqu'à mon dernier souffle.

– Chris et toi, Wolf? avais-je repris d'une voix étranglée. Chris et toi avez l'intention d'avoir des enfants?

– Écoute-moi. Laisser le pouvoir entre les mains de profiteurs ou d'incapables, tu vois où ça nous mène? J'ai besoin de te donner des détails? Est-ce que tu sais quel sentiment j'éprouve en voyant ça? Certains agissent par désespoir ou par colère. Moi, c'est parce que j'ai honte.

– Wolf, tu me fais marcher, n'est-ce pas? Tu ne parles pas sérieusement?

– Je suis un Occidental. Alors c'est la honte qui passe avant la colère et le désespoir. Une honte insupportable. Est-ce que tu comprends?

– Mais vous vous connaissez à peine. Merde. Ça fait à peine quelques mois. Comment vous pouvez savoir que vous en voulez? Merde, je veux même pas en discuter.»

Je n'en avais même pas parlé à Chris.

J'avais décidé d'oublier cette conversation.

Elle m'est revenue pendant que j'observais Chris qui se protégeait les bras et les jambes avec des morceaux de carton ondulé. Elle était assise sur le bord du lit et j'étais assailli de souvenirs. On aurait dit que je prenais un bain sous une cascade dont chaque éclat me transperçait.

Quand je me suis approché, elle a relevé la tête en souriant. Au moins une seconde.

Celui qu'elle attendait se baladait je ne sais où, sans doute occupé à des tâches beaucoup plus importantes. J'aurais aimé savoir lesquelles. J'ai attrapé un rouleau de ruban adhésif et j'ai soigneusement fixé les protections à chacun de ses membres, avec une attention particulière pour ses jambes que j'aimais beaucoup. Sans faire de commentaire.

«Je sais très bien ce que tu penses» a-t-elle déclaré.

Je n'ai rien répondu. J'avais d'autres soucis en tête.

Au moment du départ, j'ai vérifié deux ou trois points avec Wolf. Par exemple, où se retrouver quand la police nous chargerait et vers quel hôpital se diriger. Il croyait que je plaisantais mais je ne plaisantais pas du tout. Je sentais même une certaine fébrilité m'envahir car je savais de quoi les flics étaient capables et je ne pouvais m'empêcher de penser à la surprise qu'on nous avait promise.

«Ne hausse pas les épaules, Wolf. Ça va être un massacre. Souviens-toi de ce que je te dis. Ces gars-là sont des vicieux. Alors, s'il te plaît, ne hausse pas les épaules.»

Les derniers flashs d'information étaient lugubres. Pour qui gardait un minimum de lucidité. Les chiffres me donnaient froid dans le dos: deux cent mille manifestants étaient attendus par trente mille policiers équipés de pied en cap, c'est-à-dire armés jusqu'aux dents.

«Et ce n'est pas tout, ai-je lancé à la cantonade. Écoutez-moi. Le parcours qu'on nous a imposé est une foutue souricière, j'aime autant vous le dire. Ça va chauffer. Écoutez-moi bien. N'essayez pas de vous tirer par les rues adjacentes, car c'est là qu'ils vous attendent. Restez au milieu des autres. Protégez-vous la tête. Je me tiens à la disposition de ceux qui souhaitent quelques conseils supplémentaires. N'hésitez pas à me poser des questions. Profitez-en, les gars. Et maintenant je vous souhaite bonne chance. Bonne chance à vous tous.»

Wolf a été le premier à me passer la main dans le dos.

Chris m'a considéré avec des yeux ronds. Elle me connaissait si mal.

MARIE-JO

Avec Franck, l'histoire m'était tombée sur les jambes. Je ne tenais plus debout. Et quand je dis que je ne tenais plus debout, je veux dire que je m'affaissais littéralement, que je m'effondrais sur le sol dès que j'essayais de faire le moindre pas. Comme un sac de pommes de terre – alors Franck arrivait et il était incapable de me relever et j'éclatais en larmes.

Avec Nathan, j'ai réussi à traverser la rue. Mes jambes ne m'ont pas lâchée.

Je ne savais pas trop quoi en penser.

Apparemment, je me sentais plus furieuse qu'autre chose.

L'histoire avec Franck avait failli me tuer. À aucun moment je n'avais ressenti le besoin de lever la main sur lui – je n'en dirais pas autant du mobilier alors que j'étais en pleine convalescence -, tandis que Nathan, je voulais lui sauter à la gorge. Pas devant Francis Fenwick ni devant d'autres qui n'attendaient que ce spectacle. Pas question de leur accorder ce plaisir.

Avant de démarrer, j'ai essuyé le coin de mes yeux: ils étaient secs.

Bien sûr, je respirais difficilement. De larges auréoles s'étalaient sous mes bras et je ne savais pas où j'allais.

Il m'a fallu un moment pour me rendre compte que j'étais garée en bas de chez lui. En plein soleil. Les vitres étaient fermées et je cuisais comme une écrevisse.