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Nous l'avions coincé sur une banquette de skaï qui me collait atrocement aux fesses après notre stupide exercice. J'ai examiné ses papiers pendant que Nathan lui expliquait que personne n'avait besoin d'un avocat pour le moment, à moins de vouloir persister dans une attitude négative qu'on finit toujours par regretter.

Plutôt intelligent, au demeurant. Un type à peine plus jeune que moi qui a commencé par nous dire que nous étions les valets du pouvoir. Je lui ai dit qu'il devait surveiller ses paroles. Je lui ai dit qu'il faisait un sale boulot lui aussi car la télé est l'opium du peuple. Et non seulement ça, j'ai ajouté, mais c'est toujours difficile de vivre avec une pute et de prouver qu'on n'est pas un salaud de première. Enfin moi, c'était mon avis.

Nathan a dû reconnaître que j'avais trouvé les mots justes.

Pendant que le gars était parti pour me raconter sa vie, il prenait des notes en hochant la tête. Moi, je ne prends pas de notes, ça me déconcentre, mais Nathan, lui, depuis l'hiver dernier, depuis ces discussions qu'il a eues avec Franck – et ça, c'est l'histoire du chiffon qui demande à la flamme où est-ce qu'on peut trouver de l'essence, si vous voyez ce que je veux dire -, Nathan, lui, il en prend des tonnes. Il noircit des carnets entiers.

À l'époque j'ai dit à Franck: «Franck, tu exagères. Est-ce que c'est bien, ce que tu fais? Est-ce que ce ne sont pas de faux espoirs que tu lui donnes?»

Mais Franck est complètement cinglé, dans un sens. Je ne sais pas ce qu'il est allé lui mettre dans la tête – ou plutôt si, je le sais, et je n'aimerais pas que les choses tournent mal, je n'aimerais pas que Nathan soit déçu comme ils le sont pour la plupart à un moment ou à un autre, parce que ça pourrait me retomber sur le dos. Ça pourrait introduire un élément de friction dans nos relations, qui ne sont déjà pas très simples.

J'étais en pleine dépression quand j'ai rencontré Nathan. J'allais plutôt mal. Alors je n'ai pas envie que ça recommence. J'en ai suffisamment bavé pour me tenir sur mes gardes. Je suis hyper vigilante.

NATHAN

Je me rendais chez Chris de bon matin pour lui annoncer que mon genou allait de mieux en mieux et, pourquoi pas, me faire offrir le café dans la mesure où j'apportais les croissants. Bien sûr, mon genou n'allait pas beaucoup mieux depuis l'avant-veille, mais je sortais de la salle où je venais de sauter d'une machine à l'autre durant une heure, si bien que mon moral était bon.

Le secret – à condition d'accepter une certaine discipline – consiste à trouver l'équilibre entre de sérieux excès, absolument inévitables compte tenu de ce qui nous entoure, et une sérieuse ébauche de vie saine: jus de fruits, muscu et cardio pour commencer la journée et aborder la quarantaine sans se traîner comme une triste loque.

Je me rendais chez Chris pour la remercier des renseignements qu'elle m'avait donnés et qui nous avaient permis de mettre la main sur le réparateur de télés en un temps record. Une raison supplémentaire.

Je me rendais chez Chris pour voir si tout allait bien. Pour voir si tout allait comme elle le souhaitait. Pour lui montrer que je ne me désintéressais pas de la situation.

Elle avait choisi un quartier tranquille, sur les hauteurs, un secteur mieux protégé contre la pollution, plus aéré, avec des trottoirs arborés et un voisinage agréable – mais bien entendu, tout ça avait un prix et j'en supportais la moitié parce que je suis trop bon.

Je n'ai pas toujours été trop bon, mais je le suis devenu. Je me suis imposé de ne plus toucher un verre avant la tombée de la nuit et jamais plus en présence de Chris – ou à la rigueur un verre de vin que je ne finis même pas.

Je suis devenu conciliant. Je suis devenu conciliant pour des tas de choses et surtout, surtout, je me suis bien enfoncé dans la tête que désormais, à partir du moment où nous avions décidé de nous séparer et quand bien même nous vivions toujours sous le même toit, sa vie privée devenait un territoire sacré, une zone à l'intérieur de laquelle je me suis juré de ne jamais glisser un doigt, qui me serait à jamais inconnue et inexplorable, interdite. J'en ai fait une priorité abolue, une règle que je n'ai jamais transgressée.

Chris ne voulait rien de trop bien – mais rien de trop moche non plus. Ils étaient toute une bande à partager ses goûts, à partager une maison du siècle passé, très mignonne, très coquette, à partager sa passion pour un monde plus libre, un monde meilleur, un monde débarrassé de l'emprise des méchants. Ils circulaient en vélo ou en rollers pour la plupart, avec des tracts, des tranches de pain complet et le nécessaire du parfait combattant de rue dans leur sac à dos. Ils mettaient des fleurs aux balcons, ciraient l'escalier, certains passaient la nuit devant un ordinateur, certains arrangeaient la plomberie, d'autres se réunissaient. Il y avait des vieux et des jeunes, des théoriciens et des activistes, des hommes et des femmes.

Une douzaine d'entre eux habitaient la maison en permanence. José, la fille du dessus, avait prévenu Chris dès qu'un appartement s'était libéré – un couple radical des années soixante-dix qui avait fait un petit héritage et partait s'installer en Nouvelle-Zélande. José s'occupait de coordination et baisait à mort. Elle accueillait volontiers pour quelques nuits des types de passage, des camarades en transit ou des étudiants de gauche qui cherchaient une chambre, et elle les baisait à mort.

Du passage, il y en avait. Un peu trop, à mon avis. Rarement des couples. Des gens qui venaient de tous les horizons, qui restaient quelque temps, des types qui déboulaient et qui n'avaient aucune attache, qui arrivaient là au milieu de vos problèmes et qui saccageaient tout.

Parfaitement. Rien de plus facile. Un boulet de pierre dans un univers de cristal.

Je veux parler de Wolf.

Un Nordique. Un Viking. Une espèce de géant d'une beauté totale, d'une beauté telle qu'il est inutile de lutter.

J'ai sonné. Le soleil frappait droit sur le palier du second et beaucoup de lumière, un large flot de lumière chaleureuse et réjouissante se déversait par une fenêtre aux carreaux ouvragés très reposants à regarder, très réconfortants à regarder, pendant que j'entendais Chris s'activer derrière la porte.

«C'est moi, j'ai dit.

– Oh, c'est toi ?

– Oui, c'est moi. C'est bien moi, Chris.

– C'est toi, Nathan?

– Chris. Enfin merde.

– Nathan?

– Enfin merde, Chris.

– Qu'est-ce que tu dis?

– J'ai dit merde, Chris. Putain. Merde.»

J'ai commencé à frapper sur la porte du plat de la main. Je ne savais pas ce qui se tramait derrière cette porte mais j'ai pris quelques bonnes respirations, à tout hasard. Dans la mesure où j'entendais qu'elle n'était pas seule. José m'a adressé un sourire et un léger signe de la main en grimpant l'escalier. Je lui ai vaguement répondu, l'esprit trop ailleurs. L'esprit balayé comme un kiosque à musique par un jour de grand vent, craquant et vacillant sur ses fondations.

J'ai jeté un coup d'œil à ma montre. 9: 02 am. Trop tôt pour une visite ordinaire. Beaucoup trop tôt. Sans parler de cette terrible appréhension qui m'a traversé, de cette compréhension limpide, supérieure, intestinale, qui m'a picoté la nuque. Et pourtant, j'ai l'esprit ouvert. Je sais comment ça se passe. Je l'ai maintes fois envisagé. Froidement.

Lorsqu'elle s'est décidée à ouvrir, je cherchais mes cigarettes.

Il faisait sombre dans la pièce. Puis Wolf s'est écarté de la fenêtre et la lumière est revenue. Des épaules d'une rare envergure.

«Eh bien? Qu'est-ce que tu fabriquais avec cette porte? Un problème?» ai-je lâché sur un ton jovial.

Légèrement nerveuse, peut-être bien vaguement essoufflée, Chris a ramené une mèche derrière son oreille, une mèche humide, compromettante. Mais elle a soutenu mon regard. Puis elle a fait les présentations.