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«Et ça va servir à quoi? Hein? Qu'est-ce qu'on va y gagner?

– Mais putain, Franck. Arrête. On va y gagner qu'il faut quand même préserver un minimum de choses. Tu crois que ce monde est pas assez dingue?

– Et on va y changer quoi? Qu'est-ce qu'on va y changer, dis-moi. Il va continuer de s'enfoncer. Comme une pierre dans la boue. Et il finira par sombrer, Marie-Jo. Ne me prends pas pour un con.»

Il avait presque vingt ans de plus que moi. Parfois, je me sentais vieille à trente-deux, mais pas aussi vieille que ça. Pas d'une manière aussi épouvantable.

Je voulais encore mettre les assassins en prison. J'étais du côté de la vie. Je défendais encore certaines valeurs. De type élémentaire. Et j'étais décidée à m'y tenir. Parce qu'on doit avoir des convictions. Des positions à défendre. On en a vraiment besoin. Enfin, moi je crois.

Au moment où j'ai voulu sortir, il s'est mis devant la porte, les bras écartés. Il a déclaré qu'il comptait m'empêcher de commettre une ânerie mais il avait à peine terminé sa phrase que je lui passais mes menottes au poignet et l'enchaînais au radiateur de fonte du vestibule. J'avais le cœur brisé, ils me l'avaient mis en compote Nathan et lui, mais bizarrement, je me sentais au mieux de ma forme. J'avais d'ailleurs avalé une poignée d'amphétamines un peu plus tôt, quand il me tournait le dos et gémissait devant la fenêtre, implorant le ciel de le châtier pour ses péchés et de me ramener à la raison.

«Il faut que tu me laisses travailler, j'ai insisté. Mais est-ce que ça veut dire que tu tiens un peu à moi?»

De sa main libre, il a saisi la mienne et l'a pressée contre sa joue. En hiver, autrefois, il soufflait sur mes doigts gelés. Vous ne l'avez pas connu. À cette époque, mes copines me l'auraient mangé tout cru. Je les rendais jalouses. Il m'a appris à patiner.

«Lèche-moi la main, espèce de connard», j'ai pensé.

Puis je me suis glissée dehors. Avec mon arme à la main. J'arrive, Ramon.

En longeant le mur. Marche après marche. En retenant ma respiration. Et légèrement chamboulée par cette marque d'affection dont Franck venait de m'honorer avant que je ne parte au boulot et que je n'aille me faire tuer pour une société qui partait en lambeaux – mais je n'en avais pas de rechange.

Je suis arrivée en nage sur le palier du dessous. Mes mains étaient moites. J'ai fait passer mon arme de l'une à l'autre pour les essuyer sur mes cuisses qui étaient raides. Puis je me suis adossée sur le côté de sa porte. J'avais la gorge sèche. Je pratique plus volontiers ce métier l'hiver. On n'a pas tous ces inconvénients.

Je n'entendais rien dans l'appartement de Ramon. Je serrais mon arme à deux mains, au-dessus de mon épaule, j'étais tendue comme un ressort d'acier et tout se transformait en verre autour de moi. Mais le calme et le silence de cette cage d'escalier étaient ahurissants. Un papillon de nuit volait même tranquillement autour de l'ampoule du plafonnier, à distance respectable. J'aurais préféré que Nathan soit là, finalement. Malgré la chose terrible qu'il m'avait faite. Qu'il soit maudit.

Il allait être furieux. Il allait me reprocher d'avoir agi seule. Mais la faute à qui? Je serais curieuse de le savoir. Il me prenait pour qui?

J'ai sonné.

Comme personne ne venait ouvrir, je me suis introduite dans l'appartement de Ramon par effraction. Contrevenant ainsi à la prudence la plus élémentaire. Mais j'étais une femme trahie, abandonnée de tous, une femme humiliée. Ma vie avait-elle une quelconque importance? Je ne l'aurais pas juré. Ma désastreuse existence. Mon épouvantable physique. Officier de liaison des gays et des lesbiennes. Ça valait quoi?

J'ai refermé la porte dans mon dos en m'enjoignant d'avoir un peu la tête à ce que je faisais. Je ne devais plus penser à Nathan, à Franck, au sens d'une telle vie qui allait d'échec en échec, à ces kilos qui s'accrochaient à moi, me bondissaient dessus comme des aimants. Qu'est-ce que j'en avais marre. Et on n'y voyait rien, par-dessus le marché, si bien que je me suis esquinté le tibia contre la table basse. J'ai lâché des tonnes de jurons entre mes dents.

Puis mes yeux se sont habitués à l'obscurité. Une vague lueur filtrait entre les rideaux tirés, dessinant les contours du mobilier, dont un fauteuil qui me tendait les bras. Et qu'est-ce que j'avais envie de m'asseoir. Qu'est-ce que j'en avais marre.

C'était comme Ramon. Qu'est-ce que j'avais fabriqué avec lui? J'avais baisé avec un assassin. Non mais je devais me pincer pour le croire. Et j'y avais même pris du plaisir. Et je m'étonnais de ce qui m'arrivait. Je m'étonnais de ne plus y voir clair. Je m'étonnais de ne pas être satisfaite. Marie-Jo. Mais tu les accumules, ma pauvre fille. Tu fais tout de travers. Ma pauvre fille.

«Entièrement d'accord, j'ai grogné en me dirigeant vers le fauteuil. J'attends pas de félicitations.»

Je m'y suis laissée choir en soupirant. Juste dans l'axe de la porte. Une position stratégique. Un confortable fauteuil. Je me suis penchée en avant pour me masser les chevilles. Elles étaient gonflées. Le soir, elles gonflent. Je traîne ça depuis des années. Un calvaire parmi d'autres. Si je peux me permettre. On dirait des poteaux. On dirait que j'ai sauté à pieds joints dans un essaim d'abeilles.

Je me suis redressée en espérant que je n'allais pas y passer la nuit. Que Ramon n'allait pas rentrer au petit matin. Cet enfoiré qui voulait que je le paye pour me baiser et qui payait pour baiser Jennifer Brennen. N'empêche que j'aimerais qu'il me soit épargné quelque chose de temps en temps. Ça changerait un peu.

Puis, soudainement, j'ai cru qu'on venait de me trancher la gorge. C'est exactement ce qu'on ressent quand on est garrotté avec un fil d'acier. J'ai cru que mon cou venait d'être sectionné en deux et que ma tête allait rouler sur mes genoux.

La seconde suivante, j'ai ressenti une violente douleur au poignet et mon revolver est tombé à mes pieds.

Avant même d'avoir mal, j'ai été glacée d'effroi.

Du vestibule, négligemment appuyé au mur, Ramon nous a donné de la lumière en pressant un bouton.

Après quoi, il est venu se planter devant moi. Il s'est penché en avant pour me regarder de plus près. Il a semblé amusé.

«Serre pas si fort, il a déclaré. Vas-y mollo. Elle est déjà toute bleue.»

À ces mots, il m'a envoyé son poing en pleine figure. J'ai entendu mon nez craquer. Au deuxième coup, il m'a cassé plusieurs dents Un poing américain?

Quand j'ai retrouvé mes esprits, je n'avais plus de pantalon. Plus de slip. J'avais les mains attachées derrière le dos. Ma chemise était ouverte. On avait sorti mes seins du soutien-gorge. J'étais par terre, sur un sol de terre battue. On avait abusé de moi. Mais ce n'était pas le plus grave. J'avais surtout du mal à respirer.

L'endroit ressemblait à une cave. Quand il a vu que j'étais réveillée, Ramon a saisi une planche et il me l'a fracassée sur la tête.

Je suis revenue à moi pendant qu'on me secouait. En fait, un type était sur moi, en train de me baiser. Je ne voyais pas qui c'était. Quand il est sorti, un autre est entré. Mais ce n'était pas le plus grave. Il y avait une odeur de sang. Et ce n'était pas parce que j'avais mes règles, mais parce que j'avais le crâne défoncé.

J'ai voulu demander à l'un de ces gars qui me baisaient s'il avait l'heure, mais je me suis rendu compte qu'on m'avait bâillonnée. On m'avait couchée sur une espèce de matelas. Mes mains étaient attachées au mur, tendues derrière ma tête. Mes jambes étaient fixées à des piquets de tente, enfoncés dans le sol. Par moments, ma vision se troublait. Je sentais des morceaux de dents à l'intérieur de ma bouche. Je les ai glissés contre ma joue pour ne pas les avaler. Puis Ramon est venu et il m'a rouée de coups avec un bâton. Heureusement, il a fini par le casser.