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Puis il nous a laissés. Accordant à Chris un dernier coup d'œil que je qualifierais d'implorant. Tellement sentimentaliste.

«Qu'est-ce qu'il a? Il ne te fait pas confiance?

– Pourquoi ça? En voilà, une idée.

– Peut-être que tu la trouves folle, cette idée. Mais peut-être que d'autres ne la trouvent pas aussi folle. C'est tout ce que j'ai à dire.»

Elle a haussé les épaules. D'environ vingt centimètres. Secouant férocement la tête, les yeux tournés vers le ciel. Parfait. Son chemin de Damas devait passer par la Chine en ce qui nous concernait.

Nous avons incendié des palissades devant la tour de Paul Brennen. J'y ai vaguement pris part. La réaction de Chris me restait en travers de la gorge.

J'avais remonté sur mon nez, afin de préserver mon anonymat (il n'aurait plus manqué qu'on me reconnaisse), un foulard que j'avais noué autour de mon cou. Derrière lequel je pestais contre la terre entière. J'hallucinais. Ne pas reconnaître que nous étions sexuellement attirés l'un vers l'autre. Comment pouvait-elle le nier? Peut-être était-ce la seule chose qui nous restait, la seule preuve tangible d'une existence que nous avions partagée. Enfin, merde. Enfin, quoi, merde. J'alimentais le brasier de lourdes planches que je projetais de toutes mes forces au milieu des flammes. On m'applaudissait. Je faisais deux fois plus de voyages que les autres.

De nombreux portraits de Jennifer Brennen se dressaient rageusement au-dessus de la foule agglutinée devant la tour. Des projectiles volaient contre la façade, du mobilier urbain démantibulé, de gros boulons qui provenaient d'un chantier, des barres à béton qui voltigeaient dans les airs. La clameur s'intensifiait et grondait à mes oreilles. Quand je me suis rendu compte de ce que je fabriquais, j'ai changé d'attitude. J'ai essuyé mes mains sur mon pantalon et je suis allé rejoindre Chris qui m'a considéré avec bienveillance.

«Tu me fais de la peine, je lui ai dit en tirant sur mon foulard. Tu me fais beaucoup de peine. Sincèrement.»

Ses traits se sont durcis:

«Ça veut dire quoi?

– Faire de la peine à quelqu'un. Tu ne sais pas ce que ça veut dire? Ça veut dire que tu ne lui fais pas du bien. C'est tout. C'est pas compliqué. J'ai pas besoin de te l'expliquer.»

José m'a tiré de cette mauvaise passe – je n'y peux rien, je ne peux pas me conduire intelligemment avec Chris – en m'indiquant une large baie, au troisième étage.

«Regarde notre ami, elle a déclaré d'une voix grinçante. Paul Brennen en personne. Le culot de cette ordure.»

Il portait un costume clair. Il se tenait debout, les mains derrière le dos, en compagnie de quelques autres qui restaient en retrait. Le feu ronflait devant ses portes, la fumée tourbillonnait dans le ciel. José me hurlait dans les oreilles BRENNEN-ASSASSIN et elle n'était pas la seule. Du fond de sa tombe, Jennifer pouvait compter tous ses amis et ils étaient vraiment nombreux. Son père pouvait s'en apercevoir. Et il ne l'emporterait pas au paradis. Quoi qu'il en pense. Un hélicoptère pouvait bien l'attendre sur le toit.

J'ai regardé ma montre. J'ai conseillé à José de garder des forces car nous avions encore du chemin à parcourir avant d'atteindre notre but. Un kilomètre, à vol d'oiseau. Les représentants des pays les plus riches du monde. Sauf que la police ne nous laisserait pas passer. Je l'avais dit et je le répétais. Mais ça servait à quoi?

Ils nous ont chargés. Quand des types ont commencé à briser du verre, quand de hautes vitrines ont explosé dans un souffle, couvrant le trottoir de leurs miettes resplendissantes qui dévalaient jusqu'à nos pieds comme des diamants vidés d'un coffre, ils nous ont chargés au pas de course. Notre service d'ordre a été enfoncé par un escadron de police. En formation serrée. Boucliers légers et matraques surdimensionnées. Très convaincant.

J'ai poussé Chris devant moi et nous nous sommes mis à courir.

Bien.

Pas de bobo. Nous nous sommes arrêtés plus loin. Deux ou trois lacrymogènes embaumaient l'air estival. Un peu de fumée jaune montait tranquillement vers l'azur. De légères volutes.

Bien. Nous venions de franchir la première épreuve. Facilement. Un peu trop facilement. Une petite echauffouree de rien du tout. Et nous avions filé comme des lapins sous le regard de Paul Brennen.

«Mais oui, José, je sais ce que tu vas me dire, ai-je déclaré à notre amie José qui en était verte de rage. Je sais ce que tu éprouves. Mais tu t'attendais à quoi? Tu avais préparé du goudron et des plumes? Écoute, je t'ai dit que je m'en occupais. Fais-moi un peu confiance, José.»

Chris a attendu qu'elle s'éloigne pour m'inter-roger d'un ton sévère:

«Mais qu'est-ce que tu lui racontes, au juste? Tu te crois malin?

– C'est une image.

– Tu appelles ça une image?

– Autrefois, on enduisait le gars de goudron et on lui balançait des plumes. On le chassait de la ville.

– Je ne te parle pas de ça. Réponds-moi. Ça veut dire quoi, je vais m'occuper de Paul Brennen

J'ai eu l'impression que je devais parler chinois depuis ce matin. Ça veut dire quoi, ceci, et ça veut dire quoi, cela. Il n'y avait pas qu'avec Marie-Jo que j'avais des problèmes de communication. Bientôt, il me faudrait utiliser un porte-voix. À force de nous éloigner les uns des autres.

«Chris, réveille-toi. Tu oublies que Paul Brennen a un meurtre sur la conscience. Hein, tu as l'air de l'oublier. Alors, d'après toi. Je ne suis pas censé m'occuper de lui, d'après toi? Je suis payé pour quoi, à ton avis?

– Tu te fiches de moi ou tu es sérieux?»

Vous ai-je dit qu'au tout début, elle ne me lâchait pas la main et me croyait capable de renverser des montagnes? Il me semble. Quand nous nous sommes mariés, elle n'aurait pas douté un seul instant que j'allais m'occuper de lui. À ses yeux, rien ne m'était insurmontable. J'avais la cote. Tandis qu'aujourd'hui, elle me croyait sans doute incapable de flanquer un PV à un type en mobylette. Comment m'y étais-je pris pour en arriver là? Ce parcours tellement négatif.

Nous n'avancions pas vite. De temps en temps, quelqu'un grimpait sur le toit d'une camionnette et entamait un discours relayé par des haut-parleurs. Cette bonne vieille mondialisation. Qui nous rongeait comme un cancer depuis toutes ces années. Un bras de fer qui s'éternisait – donc, à son avantage.

Nous avons envahi des places. Nous avons envahi des avenues. Nous avons grimpé dans les arbres. Nous avons hurlé notre colère à pleins poumons. Nous avons marché sous le soleil comme des forçats enchaînés et je commençais à fatiguer. Nous formions une matière épaisse qui emplissait les vides, s'écoulait dans un moule aux parois rigides.

Un moule aux parois rigides. Est-ce clair?

Les rues adjacentes étaient bouclées. Chaque fois que nous en croisions une, on apercevait son horizon barré, son sinistre étranglement, sombre comme le caillot d'une artère malade. Des flics en rangs serrés, armés, casqués, vêtus d'un bleu marine très foncé, presque noir. Leurs boucliers de plexiglas lançaient des flèches d'acier vibrantes, des couteaux aiguisés, des éclairs. Leurs chaussures étaient cirées.

«Ça va chier, ai-je confié à Chris. Ça va tourner à l'orage. Tout se déroule comme prévu. Ça va chier dans pas longtemps.» Mais c'était ce qu'ils voulaient, non? Les uns et les autres. Que le sang coule.

J'ai donné rendez-vous à Chris quatre rues plus haut. Je lui ai dit que j'allais aux nouvelles. Que nous avions nos portables s'il arrivait quoi que ce soit.