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J'ai quitté le cortège et me suis engagé dans une rue perpendiculaire en rasant les murs. Un no man's land électrique. Il était environ cinq heures de l'après-midi et la tension montait en puissance. Wolf, qui décidément craignait de se déshydrater (accordons-lui le bénéfice du doute à ce malheureux), Wolf nous tenait régulièrement au courant de la situation. Des heurts se produisaient avec la police. Brefs et sporadiques, tout au long du défilé. Nous sommes d'accord, Wolf. Une merveilleuse invention que ces talkies-walkies. Très bien, Wolf. Merci pour les renseignements. Bois et va donc regagner ta place, amigo. Quand ça le prenait, il embrassait Chris à pleine bouche. Ne vous gênez pas, tous les deux. Pourquoi ne pas le faire contre un arbre? Ne vous occupez pas de moi.

Je me suis avancé vers le cordon de police avec ma plaque à la main.

«Tenez bon, les gars, ai-je lancé à la cantonade en franchissant leur barrage. Courage et Honneur.»

Ils avaient de drôles de têtes. Je me suis éloigné dans leur dos en ruminant une désagréable impression. Est-ce qu'ils étaient drogués? Le bruit courait qu'ils prenaient des trucs de plus en plus fort, qu'on leur distribuait des produits spécialement conçus pour affronter tous les anti de la terre et les mettre en pièces. La presse en avait parlé. Des rescapés se plaignaient d'avoir été sauvagement mordus, presque dépecés. Des témoins choqués rapportaient des scènes épouvantables. Des petites vieilles. Des enfants. Des filles en minijupes.

Le maintien de l'ordre était devenu un vrai problème. La police anti-émeute avait beau être déchaînée, bourrée d'ecstasy ou autre, rompue au corps-à-corps, couverte par ses supérieurs, pourrie d'avantages en nature, elle souffrait d'un cruel manque d'effectifs. Il fallait bien l'admettre.

«Ainsi donc, me suis-je dit, voilà ce qu'ils ont trouvé. Il fallait s'y attendre.»

Ayant effectué un discret tour d'horizon dans les rues voisines, me faisant passer pour un homme des renseignements généraux» j'avais découvert la vérité. Il faut parfois se plonger dans la lecture de magazines scientifiques. Il faut le faire. Pour anticiper ce qu'ils fomentent dans leurs labos archi secrets. Voir où ils en sont. Ce qu'ils ont dans la tête. Se soucier de politique, d'économie, d'écosystème, ne suffit pas. Lire et relire Kerouac pourrait suffire, mais les gens ne le comprennent pas. Il faut donc avoir la Science à l'œil. Une Science qui avance à grands pas.

«La voilà, la surprise, ai-je pensé. Bien sûr. Ils ont juste quelques mois d'avance. Mais dire que je suis étonné, non, je ne le suis pas vraiment. Je ne peux pas dire que je sois étonné. Il fallait bien que ça arrive. Nous ne pouvons pas dire que nous n'étions pas au courant.»

Même les chevaux. Il y avait tellement de chevaux. Et tellement d'hommes. Cent fois trop. Un océan bleu nuit. Je n'avais jamais vu autant de policiers de ma vie. C'était presque risible.

L'ambiance était surnaturelle. J'ai appelé Marie-Jo pour lui raconter ce que je voyais autour de moi et lui demander de me rejoindre afin de dissiper notre malentendu, mais elle n'a pas daigné répondre. Je lui ai laissé un message: «Bon, écoute-moi. Je ne vais pas passer mon temps à te courir après. Désolé. Mais tu loupes quelque chose. Tant pis pour toi, Marie-Jo. Salut. Amuse-toi bien.»

Pour en avoir le cœur net, je suis monté sur le toit d'un immeuble.

J'en suis resté interdit. La folie de certains était sans limites. Leur folle et hystérique volonté de puissance.

Puis je suis allé retrouver Chris. Je lui ai dit que nous allions nous faire massacrer.

«Rien ne t'oblige à rester», elle m'a répondu.

Je suis allé en parler à Wolf.

«Des clones, Wolf. Une armée entière de clones. C'est stupéfiant. Ils sont comme toi et moi. Ils vont nous massacrer. Tu comprends, maintenant? Tu comprends pourquoi je ne voulais pas qu'elle vienne? Tu comprends pourquoi j'hésite à te la confier?»

Un instant, il s'est refermé sur lui-même, puis il s'est décidé à jeter un regard lourd par-dessus son épaule. D'un peu plus loin, Chris lui a souri d'une oreille à l'autre.

Malgré tout, il avançait en se cramponnant à sa banderole. Le front soucieux, les mâchoires serrées. Accusant le coup. Mais il allait de l'avant. Des sirènes, des trompettes, des tambours, une immense clameur nous cassait les oreilles.

Il m'a encore lancé un regard. Comme si tout ça était ma faute.

«Des clones? il a grogné. Des clones? Mais qu'est-ce que tu racontes?

– Wolf, ne compte pas sur moi pour te rassurer. Je n'ai vraiment pas le temps. Je te donne une information. Tu en fais ce que tu veux.»

En raison de ce poids qui lui tombait soudain sur les épaules, il semblait revenir à une taille presque normale. J'observais le phénomène avec attention. Avec un peu de chance, j'allais bientôt le dépasser d'une demi-tête. Le ciel rosissait. Nous n'étions plus qu'un grand troupeau aveugle, marchant vers l'abîme, flanc contre flanc. Wolf grimaçait. Il devait être en train d'y songer.

«Quand on sera arrivés au bout, ai-je expliqué, quand on sera coincés par leur barrage. Ils vont nous tomber dessus de tous les côtés. Ces maudits clones, Wolf. Ils vont nous couper la retraite. Ils vont scinder le cortège en plusieurs morceaux, ce qui nous affaiblira considérablement, tu le sais aussi bien que moi, et ensuite…»

J'ai renoncé à terminer ma phrase. D'un regard, Wolf m'a signifié qu'il m'en était reconnaissant.

Clones ou pas, qu'est-ce que ça changeait? Chaque époque avait ses nouveautés. Ses nouvelles inventions, ses nouvelles modes, ses nouvelles stars. Alors autant marcher avec son temps. Chris dirait, autant s'adapter. Sur ce point, nous sommes d'accord.

Puis Wolf s'est redressé. Je m'y attendais. C'était un pur militant. Tandis que je n'étais là que pour m'occuper d'une femme.

«Occupe-toi de Chris» il m'a fait d'un air maussade et douloureux, en vrillant ses yeux dans les miens.

Je lui ai répondu qu'il pouvait compter sur moi.

«Sauf que je ne serai pas toujours là» j'ai ajouté.

Le soir tombait quand les bulldozers ont enfoncé les barricades. Je regardais Chris qui leur lançait des bouteilles d'essence enflammées en compagnie de quelques autres et je me demandais ce qu'elle espérait. Avait-elle enfin trouvé sa voie? N'y avait-il plus que ça qui comptait pour elle?

Et elle n'avait pas peur. J'espérais que la vue des premiers blessés la refroidirait et que nous pourrions songer à nous sortir de là en vitesse, mais elle prenait racine. Elle était folle de rage. Je l'ai vue frapper un policier à cheval avec un panneau de sens interdit Ses forces étaient décuplées. J'en avais presque les larmes aux yeux. Je n'étais pas digne d'elle, bien sûr. Au fond, je l'avais toujours su.

Nous avions perdu Wolf. À force de courir dans tous les sens. Quand la police chargeait, la confusion était à son comble. Quelquefois, j'attrapais la main de Chris avant qu'elle ne disparaisse dans un nuage de fumée ou encore je la perdais de vue une seconde pendant que des coups nous pleuvaient sur la tête. Rester ensemble n'était pas facile. Je me rendais compte de l'implacable volonté qu'il fallait.

Elle m'a emprunté une boîte d'allumettes car son briquet ne marchait plus.

Le soir tombait. Le crépuscule était empli de détonations, de grondements, de cris, de rumeurs lointaines. On entendait les sabots des chevaux. On voyait des lueurs orangées palpiter dans les environs, des ombres raser les murs, des silhouettes d'engins inquiétants qui prenaient position, renversant tout sur leur passage – roulant sur des corps? Puis le ciel s'est illuminé. Les hélicoptères ont braqué leurs projecteurs et les visages sont devenus blancs comme des visages de cadavres. Sauf ceux qui étaient déjà en sang.