«Chris, je crois qu'il faut y aller, à présent» ai-je déclaré tandis que la police déferlait par les brèches que les bulls avaient pratiquées dans nos défenses.
Je n'étais pas le seul à avoir cette idée. Ceux qui le pouvaient encore se sont mis à courir. Chris a hésité une seconde mais c'était comme des digues se rompant sous la pression d'un flot monstrueux. Elle a croisé mon regard avant de s'élancer. Frappée par un éclair de lucidité. «Mais d'où sortent-ils?» La plupart se le demandaient en fuyant l'avalanche qui grondait sur leurs talons. Des clones grimpés sur des motos étaient lancés à leur poursuite. Des clones grimpés sur des clones hennissants, les naseaux blanchis d'écume. Des clones par centaines, peut-être à l'infini. Certains camarades restaient figés sur place, n'en croyant pas leurs yeux. Des putains de clones. Une invasion impressionnante.
Il s'en est suivi une véritable boucherie. Ils nous ont écrasés. J'ai protégé Chris comme j'ai pu, en me couchant sur elle quand ça allait mal. À peine relevés, nous étions de nouveau précipités sur le sol. Leurs longues matraques en kevlar. La crosse de leurs fusils. Leurs solides bottines. Et les torrents d'insultes dont ils nous gratifiaient, ces sous-hommes, ces sous-merdes blêmes de duplicatas qui faisaient couler notre sang pur, notre sang d'humains à cent pour cent.
J'ai fait le mort. J'ai soufflé à l'oreille de Chris de faire la morte. Nous nous sommes aplatis sur le trottoir, face contre terre. Des paires de rangers noires filaient sous notre nez. Le sol en résonnait, roulait comme un tonnerre lointain. J'ai repensé à Paul Brennen qui observait notre débandade avec une moue méprisante, un peu plus tôt. Je me suis senti très en colère contre lui. Je le haïssais chaque jour davantage. Et cette pauvre fille, cette pauvre Jennifer Brennen qu'il avait froidement éliminée. Puis nous avons roulé dans l'ombre, sous un lampadaire fracassé, et une bataille rangée a recommencé plus loin. J'ai poussé Chris à l'intérieur d'un immeuble dont j'ai pulvérisé la porte vitrée avec un téléphone à pièces que j'ai trouvé dans les débris d'une cabine. Chris ne m'a fait aucune observation.
Je l'ai quittée vers dix heures du soir. Elle était pendue au bout du fil. Les traits décomposés. Wolf n'était pas rentré. Elle appelait les hôpitaux. Les hôpitaux étaient débordés. Elle les rappelait. Elle disait: «Mademoiselle, oh s'il vous plaît, je vous en prie…», mais ça ne donnait pas grand-chose. Elle disait: «Un homme grand et fort, avec des cheveux blonds et bouclés.» Elle ne disait pas «Sexy». Elle était morte d'inquiétude.
J'avais pris une douche. J'avais examiné les produits appartenant à Wolf, son gel à raser pour peau ultra sensible, sa bouteille de Pétrole Hahn, sa pommade pour hémorroïdes – Chris n'en utilisait pas, jusqu'à preuve du contraire. J'avais nettoyé un peu de sang coagulé sur mon crâne. J'avais un tibia très éraflé. Une épaule endolorie. Je ne me plaignais pas. Je n'avais aucune pensée intéressante.
Après la douche, je n'avais pas osé me diriger vers le frigo. Chris ne l'aurait peut-être pas compris. Vu les circonstances.
Je me suis donc arrêté en route pour manger une saucisse. Les véhicules de police sillonnaient encore les rues avec leurs gyrophares en action et leurs sirènes en folie. J'avais mis le mien sur le toit de ma voiture afin de manger tranquillement. J'avais des problèmes avec un excédent de ketchup et un trop-plein de moutarde qui tâchaient d'atterrir sur mon pantalon.
Je me sentais un peu désabusé, presque mélancolique. Les rues étaient sans vie, évanouies dans l'air chaud. J'essayais de me réjouir d'avoir pu ramener Chris saine et sauve à la maison, mais c'était comme d'avoir son propre sexe dans la main et de ne pas savoir quoi en faire.
J'ai soudain eu envie d'aller baiser Marie-Jo, de sentir ses bras autour de moi, de me sentir écrasé sous elle. J'ai terminé ma saucisse en vitesse. Il n'était pas plus de onze heures. Il suffisait qu'elle comprenne qu'on pouvait avoir une fille chez soi sans coucher avec elle. Ce qui était mon cas. Nous pouvions très bien descendre et le faire dans la voiture. Ou encore mieux, filer à l'hôtel pendant que Franck nous croyait sur un coup. J'avais envie de lécher la sueur qui coulait sur sa poitrine, d'écarter ses cuisses à la peau admirable, d'une douceur étonnante. Une envie soudaine et irrésistible.
Malheureusement, aucun fleuriste n'était ouvert. Je suis arrivé les mains vides.
J'ai sonné. Il y avait de la lumière sous la porte.
Je ne me suis pas inquiété tout de suite. J'ai siffloté entre mes dents. Puis je suis resté silencieux.
On vous a parlé d'un sixième sens? Chez un flic digne de ce nom? Blague à part, je n'en suis pas dépourvu. Ça me prend d'abord dans les jambes et ça remonte dans mon dos et ça me fait froid dans la nuque, comme si on y promenait un glaçon. Il n'y a pas de petite lumière qui s'allume sous mon crâne, ainsi que certains le prétendent. Mais ceux-là, je ne les crois pas beaucoup.
J'ai avancé la main vers la poignée de la porte. La cage d'escalier était silencieuse, en dehors d'un papillon de nuit qui se cognait au plafonnier.
C'était ouvert. Tellement ouvert que j'ai sorti mon.38 spécial.
J'ai fait le tour de l'appartement.
Je suis revenu m'asseoir dans le salon. Je me sentais oppressé.
Balayant la pièce du regard, incapable de comprendre ce qui se passait, je suis tombé sur l'étui du Manurhin de Marie-Jo. Il était vide. Parfaitement lustré. Ricanant.
Puis j'ai aperçu les menottes accrochées au radiateur de l'entrée.
J'ai fini par me lever et je m'en suis approché sans les quitter des yeux, la gorge serrée. De plus en plus mal à l'aise. J'étais en train de dégringoler au bas d'une pente. De plus en plus vite.
Je me suis accroupi devant le radiateur pour examiner quelque chose. Les sourcils froncés, la tête basculée sur le côté. En fait, une inscription pratiquée dans l'épaisseur de la peinture, jusqu'à la fonte, sur la face interne d'une cannelure. Il fallait avoir de bons yeux. Il y avait juste écrit RAMON, en petites lettres majuscules. Ce n'était pas un long discours.
Vingt secondes plus tard, j'enfonçais sa porte. La deuxième de la soirée – je voyais encore la tête de Chris quand j'avais descendu la première, ça lui avait coupé le sifflet. J'ai enfoncé sa porte sans y croire.
Et naturellement, je n'ai trouvé personne.
Putain.
Putain de merde.
J'étais planté au milieu d'un désert. Au milieu de rafales de vent qui me cinglaient le visage. Dans une contrée rougeâtre et ténébreuse, à la terre brûlante, pulvérulente. Je suis allé respirer à la fenêtre. Je me suis mordu les lèvres.
J'avais un très mauvais pressentiment. Le silence commençait à siffler autour de moi. Le papillon est entré et il est sorti par la fenêtre où brillait la lune. Les taches sombres de ses océans. Il y avait une odeur de pizza dans l'air. Et au loin, quelques lueurs d'incendies.
J'ai pensé qu'aller me saouler avec Marc serait peut-être une bonne chose. Pour être franc, je ne voyais pas ce que je pouvais faire d'autre. J'avais beau me creuser la cervelle. Je pouvais lancer un avis de recherche. Ou pisser dans un violon. Ou bien m'asseoir et attendre. Ou réciter une prière. Quelle différence?
Je n'avais pas de chance avec les femmes. Celles qui étaient épinglées aux murs de Ramon avaient de gros seins et de sacrées paires de fesses, mais leur sourire était étrange. Je veux dire, on ne savait pas sur quel pied danser.
Quand je suis parti, le papillon est revenu. Il a descendu les étages avec moi, dans un vrombissement léger. Il tournait un instant autour des plafonniers, il s'y cognait plusieurs fois avant de me suivre, comme si j'étais un ami. Ou une femelle appétissante. Tout ça me paraissait tellement stu-pide.
J'ai traversé la rue. Je suis monté dans ma voiture. Un automate. Avant de mettre le contact, j'ai jeté un dernier coup d'œil sur l'immeuble. Je l'ai observé durant quelques secondes, par en dessous.