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Et pourtant, mes sens étaient émoussés après une journée si bien remplie. Mon corps commençait à devenir douloureux. Mes mains étaient éra-flées. Mon esprit était confus.

Et pourtant. Et pourtant j'y suis retourné. Ne me demandez pas pourquoi. Ne me demandez rien. Je n'en sais pas plus que vous. Nous sommes les dernières merveilles de l'Évolution. Nous ne connaissons pas toute l'étendue de nos pouvoirs.

Dans le hall, la minuterie s'était éteinte. Je ne l'ai pas rallumée. J'ai réfléchi une seconde et je suis ressorti. Je suis allé fouiller dans le coffre de ma voiture. J'ai enfilé un gilet pare-balles et je me suis équipé de lunettes de vision nocturne – on venait de recevoir les Goggles 500/ILR (Intensificateur de Lumière Résiduelle) que l'on pouvait coupler à un pointeur laser, mais le mien était resté dans la voiture de Marie-Jo.

A présent, je voyais tout en vert. Un vert lugubre, luminescent. Mais parfait, au regard de mon état d'esprit général. Au regard de ma débâcle existentielle. Soyons objectifs. Un verdâtre absolument parfait. Un univers pourrissant, mou et humide. Des cascades lamentables, des effondrements silencieux, des lueurs faiblardes, des figures livides, spectrales. Mon élément. Soyons clairs.

Enfin, bref. Va où ton cœur te porte, comme dit l'autre. Mon instinct, en l'occurrence. Pour le reste, j'étais un navire sans gouvernail. Je le reconnais. Je ne cherche pas d'excuse. Dans une vie antérieure, j'ai dû être écartelé.

Enfin, bref, j'ai de nouveau traversé la rue. Dans la nuit verte, chlorophyllienne.

Le hall d'entrée silencieux. L'aquarium silencieux, rempli d'une eau profonde. L'escalier silencieux, tapissé de gazon. Mon pantalon vert émeraude. Mes chaussures vertes. Une atmosphère glauque. Les poils de mes bras, semblables à de minuscules fougères. Mon.38 de la couleur d'un jouet d'enfant. Je hais ce vert.

La porte du fond donnait sur une petite cour où l'on rangeait les poubelles. Une autre, sur le côté, menait aux caves.

De ces vieilles caves au sol de terre battue, à l'air insalubre, aux plafonds voûtés, aux murs de pierre envahis de salpêtre, rongés par l'humidité. Je les connaissais. J'y avais travaillé une semaine avec Franck, afin qu'il puisse y ranger ses livres. De ces vieilles caves aux couloirs biscornus, datant d'une époque ancienne et communiquant avec celles des immeubles voisins. Un vrai labyrinthe. Je n'étais pas chaud pour y descendre.

Ça se présentait comme un tunnel de verdure, malgré l'obscurité. Marie-Jo l'aurait fait sans hésiter pour moi. Au moins jusqu'à hier. Et quoi qu'il en soit, je ne voulais rien avoir à me reprocher plus tard. J'en avais suffisamment comme ça. À me reprocher. Il était temps d'arrêter la casse. J'allais bientôt avoir quarante ans. Je devais renverser la vapeur, coûte que coûte. Je devais prendre d'implacables décisions. Je devais m'agenouiller et ramasser les morceaux. Donner à Marc le bon exemple. Je suis sa seule famille.

J'étais en bas, un instant plus tard.

Une rangée de caves, puis le couloir faisait un coude. D'autres caves, puis encore un coude. Ou alors, ça partait à gauche et à droite. Je m'arrêtais pour tendre l'oreille et je n'entendais rien, alors je prenais à gauche. La fois d'après, je prenais à droite.

Et à force de persévérance, après avoir erré, montre en main, durant une bonne dizaine de minutes dans ces sinistres boyaux souterrains, je suis tombé sur les chaussures de Marie-Jo. Un peu plus loin, j'ai trouvé son pantalon. En boule, jeté par terre. Son pantalon. Avec son ceinturon, ses clés, ses petites affaires personnelles éparpillées autour, ses poches retournées, son mouchoir, sa menue monnaie qui brillait derrière mes lunettes comme des petits nénuphars lumineux sur une eau ténébreuse. C'était moche. C'était moche, tout ça. C'était d'une tristesse nauséeuse. Je me suis plaqué au mur. Je sentais la sueur couler sur mes tempes, zigzaguer sur mon front. Une pierre me rentrait dans les côtes, là où j'avais mal – le clone m'avait frappé avec sa crosse tandis que je me faufilais sous un banc et protégeais ma tête car il me répétait «Je vais t'éclater la tête» comme un disque rayé.

Puis j'ai bloqué ma respiration. Je me suis transformé en machine à écouter. J'aurais pu entendre une araignée tisser son fil.

Rien, pour commencer. La mer. Un bloc d'anthracite, sans rien à l'horizon. Un silence à couper au couteau, une mer d'huile.

Mais c'est venu tout doucement. D'assez loin. De faibles bruits indistincts. C'est venu du bout du monde.

Plié en deux, j'ai avancé dans leur direction. Le pantalon de Marie-Jo sur l'épaule. La pauvre. Ma vieille copine. Aïe aïe aïe. Tiens bon, Marie-Jo. L'horreur. L'indicible horreur. Je faisais aussi vite que je pouvais. J'enfilais ces couloirs, ces galeries vert d'eau imbriquées les unes dans les autres, ces corridors couverts de vase, de lambeaux algueux, de mousses fluorescentes, de dentelles aqueuses. Je me rapprochais. Je me suis arrêté. À présent, j'entendais un bruit bizarre. Comme un bruit de cloche fêlée. Bong. Et bong. Un bruit de cloche étouffé. Et bong. Et rebong. Perplexe, je me suis remis en route.

Et bientôt, j'ai aperçu une lueur. Dans un boyau transversal. La cloche ne sonnait plus. Je me suis tapi. J'ai relevé mes effrayantes et grotesques lunettes sur mon front pour jeter un coup d'œil dans le passage. Une ampoule nue qui brillait sous la voûte, au bout de deux fils électriques tordus en accordéon. Une voix essoufflée a grogné la putain de salope. Ou bien putain, la salope. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Et tout de suite après, quelque chose a roulé sur le sol. Bong badabong gong. J'aurais dit un seau en fer. Je n'aurais pas pensé à un seau à charbon, mais maintenant que vous me le dites, vous avez raison. Un de ces vieux seaux à charbon en forme de tuyau de poêle conique, une de ces antiquités dont ils se servaient autrefois, à l'époque où ils vivaient comme des bêtes, où ils faisaient du feu dans leurs appartements et s'asphyxiaient à l'oxyde de carbone.

«Et toi, connard, tu creuses, enculé» a fait Ramon.

Je ne savais pas à qui il s'adressait. Je ne voyais que lui, entre deux planches disjointes de la cloison, je ne voyais pas ce qui se passait sur les côtés, je ne voyais que lui. Sa chemise couverte de sang. Son pantalon couvert de sang, d'éclaboussures. Cela dit, il ne semblait pas blessé. Simplement, il reprenait son souffle. Avec un air satisfait.

D'un violent coup de pied, j'ai enfoncé la porte – je ne les comptais plus – sans la moindre difficulté. Un vague panneau de récupération dont les charnières de fer-blanc ont sauté comme des allumettes.

J'ai senti une présence à ma gauche. J'ai tiré dans le genou de Ramon. C'est ce que j'avais de mieux à faire. Avant de tourner mon attention vers la gauche.

Quant aux deux autres. J'étais déjà en train de les braquer. En gardant un œil sur Ramon qui s'effondrait par terre dans un hurlement. Ses deux copains. J'ai failli leur tirer dessus pour ne pas prendre de risques. Mais ils étaient changés en statues. Ils étaient décomposés. Ils étaient jeunes.

J'ai aperçu Franck. Dans un trou. Un zombie.

Je les ai fait mettre à plat ventre, mains sur la tête. En la leur visant, justement, la tête. Et ils ont bien compris que c'était un ordre qu'il fallait exécuter sur-le-champ, voyant à quel point j'étais nerveux. Et même fou de rage. Quand je voyais Franck. Un zombie sorti de la tombe. En mauvais état. Les salauds. Quand je voyais Franck. Je ne parvenais pas à prononcer un mot. Vous me comprenez.

J'ai attrapé Ramon par les cheveux et je l'ai traîné vers les deux autres sans attendre, en lui enfonçant mon.38 dans l'oreille. Quelque chose a accroché mon regard, dans le fond de la pièce, mais j'étais trop occupé. J'étais pressé. J'ai frappé Ramon au visage pour le calmer. Je lui ai ouvert la joue.

Autrefois, Chris et moi possédions une antenne parabolique et j'avais capté un documentaire sur les rodéos. J'avais appelé Chris. Pour voir ces gars. Pour voir ces jeunes cinglés d'Américains. Et l'une des épreuves consistait à ficeler un veau le plus vite possible. Chris et moi en étions restés debout devant le poste, complètement fascinés. Ils vous ficelaient un veau à la vitesse de la lumière. On n'en croyait pas ses yeux.