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Ça m'a pris trois secondes. J'étais prêt à leur tirer dans la tête, de toute façon. Des liens de plastique munis de fermoirs à crémaillère. Leurs bras dans le dos. Leurs poignets que j'ai serrés à mort. Ils étaient muets. Je les ai traités avec brutalité. Maintenir la pression. Transformer sa propre peur en tison ardent. On nous l'avait rabâché.

Bon. C'était une bonne chose de faite. Je me suis relevé en vitesse.

Quelque chose attirait mon regard dans le fond de la pièce, mais je n'avais pas encore assez de courage.

Non. J'ai jeté un coup d'œil dans le couloir. J'ai écouté.

En me retournant, je crois que j'ai vu ses jambes. Durant une fraction de seconde. Et j'ai aperçu le seau tout cabossé. Je me suis dirigé vers Franck.

Très secoué. Très diminué. Sans forces, incapable de s'aider pendant que je le tirais de son trou en lui disant: «C'est fini, Franck. C'est fini, Franck. C'est fini, Franck» et qu'il dévalait sur les gravats.

Je l'ai laissé s'asseoir. Il me considérait avec stupéfaction malgré son visage tuméfié. Il était noir comme un livreur de charbon. J'imagine. Sa lèvre inférieure tremblait. Il allait peut-être s'évanouir. Je n'osais pas le gifler. Je lui ai tenu la main un instant en lui disant:

«C'est fini, Franck. C'est fini, Franck. C'est fini, Franck.»

Puis j'ai pivoté doucement sur mes talons. J'ai fixé le fond de la pièce.

Je manquais toujours de courage mais je me suis levé quand même. Un jour, j'ai dû m'approcher de Chris qui m'attendait sur son lit d'hôpital, pâle comme une morte et me haïssant déjà. Et ça n'a pas été une partie de plaisir. Chaque pas m'arrachait une grimace.

J'ai lancé mon pied dans la figure d'un des deux jeunes qui relevait la tête. Mais j'étais obligé d'y aller. Je voyais ses jambes nues.

Quand je me suis penché sur elle, j'ai pensé qu'elle était morte. Elle était trop abîmée. Elle était en mille morceaux. Elle était rouge de sang. Elle n'avait plus figure humaine.

J'ai vidé mon chargeur dans les deux genoux de Ramon. Mais ce n'était pas ça qui allait me la ramener.

Marie-Jo était presque morte, mais elle n'était pas morte. Son cœur battait. Les infirmiers ont cavale vers une ambulance. Des langues rouges et des langues bleues balayaient les murs. Des types en blouse blanche couraient par-ci, des policiers couraient par-là. On m'avait trouvé une brique de jus d'orange Tropicana bien frais que j'engloutissais consciencieusement, en fermant les yeux, appuyé contre l'aile de ma voiture. Franck avait eu besoin d'oxygène, mais Franck ça allait à peu près. On l'embarquait quand Chris m'a appelé pour m'annoncer que Wolf était à l'hôpital avec trois points de suture derrière le crâne et qu'elle allait le rejoindre. J'étais content de l'apprendre. Je voulais encore du jus d'orange. J'en voulais encore une brique. Sur ce, Francis Fenwick en personne est arrivé et il m'a demandé ce que c'était que ce bordel. Mais ça nous en fichait tous un coup quand l'un des nôtres se retrouvait sur le carreau. J'en avais les jambes qui flageolaient. Et Francis Fenwick baissait la tête.

Plus tard, Paula m'a dit:

«Viens te coucher. Il est trois heures du matin. Tu es mort de fatigue. Viens te coucher. Ne sois pas bête.»

Au lieu d'aller me coucher, je fumais des cigarettes devant la fenêtre du salon ouverte, les fesses calées sur une chaise et les pieds sur ma belle table. Je me retenais pour ne pas aller la baiser. Je n'arrivais pas à croire qu'une telle idée puisse me venir, s'imposer si brutalement à moi dans un moment pareil. Elle m'attristait. Pour la chasser, je pensais à Paul Brennen.

«Ne bois pas tout le jus d'orange, elle a ajouté. Gardes-en pour demain matin.»

MARIE-JO

On a de la neige au mois de mars, à présent. N'importe quoi. Elle a déjà recouvert le jardin. Je suis allée monter la chaudière. «Rex, j'ai dit. Couché. Tu vois bien qu'on ne peut pas sortir.» Mais il a continué de gratter à la porte.

«Qu'est-ce que je fais? Je le laisse sortir?» ai-je lancé haut et fort.

Franck prétendait avoir perdu la moitié de ses facultés auditives, mais j'aurais plutôt dit à quatre-vingt-dix pour cent.

Rex a posé une patte sur l'accoudoir de mon fauteuil. «Vas-y. Fais-moi tomber», lui ai-je proposé en fixant ses yeux noirs.

Ce chien avait besoin d'exercice. Il mangeait trop de viande. D'ailleurs, je commençais à en avoir marre de ces balades. Je les connaissais par cœur. C'était le paradis des coureurs à pied. Mais pas ce matin-là.

Franck est descendu. Rex lui a tourné dans les jambes. Il préférait Franck, c'était évident. C'était moi qui le sortais, mais son cœur allait à Franck.

«Qu'est-ce qu'on fait? On le laisse sortir?»

Franck m'a considérée avec un air affectueux:

«Non, Marie-Jo. On ne va pas le laisser sortir.

– Mais ce chien s'emmerde.»

Il s'est placé dans mon dos pour me masser les épaules. D'un côté, ça m'agaçait. Pas de l'autre. Ça ressemblait à peu près à ce que je voulais.

«Franck. On peut se permettre de payer une amende.

– Oui. Mais la question n'est pas là. Je t'en prie.»

Durant des jours, nous avions eu un long ciel bleu. Un air foid et sec. Le soleil occupait le salon, du matin au soir. Au moins, c'était une des choses que j'appéciais dans cette baraque. Il faisait bon derrière les vitres. J'ai dit à Franck, dont je sentais l'embarras, que le salon avait perdu tout son charme. Il faut toujours dire la vérité.

«C'est sans doute la dernière neige, m'a-t-il répondu. Ça va s'arranger.»

Je ne savais pas si ça allait s'arranger. Je me posais cette question depuis des mois. Et je n'avais toujours pas la réponse. C'était sans doute d'habiter près de Rose Delarue qui me déprimait. Dans cette banlieue aérée avec ses pavillons remplis de professeurs, de tristes et chiants universitaires à la barbiche taillée, vêtus de pantalons de velours, avec leurs femmes azimutées et leurs pique-niques au milieu de la forêt. Mais Franck s'était emballé pour le coin. Il pensait que ce serait mieux pour moi. En fait, il en aurait fait une maladie si nous n'avions pas déménagé.

Il a enfilé son anorak en souriant:

«Tu vois, il ne neige déjà plus. Ça va se dégager.»

Je lui ai rappelé que Nathan devait passer prendre ses corrections. Franck perdait également la mémoire. À moins que ce ne soit l'âge. Il s'est demandé à voix haute où il avait la tête tandis que Rex continuait à gémir et à gratter furieusement le bas de la porte. Encore un qui ne comprenait rien à rien. Qui n'était pas satisfait de son sort.

Franck a sorti une liasse de feuilles de son petit cartable de pédé. Il l'a déposée sur la table en soupirant:

«Bon. Il progresse. Mais c'est tout ce qu'on peut dire. Qu'il progresse. Maintenant, ce que ça va donner, je n'en sais rien du tout. On verra ça dans quelques années. Enfin, s'il tient le coup. Hein, parce que c'est là qu'on les attend, n'est-ce pas? C'est bien là qu'on les attend. Il faut voir s'il va tenir le coup.»

Je regardais dehors. Je fixais l'horrible grisaille du ciel avec hébétude. Les mains serrées sur les accoudoirs de mon fauteuil.

«Tu devrais y jeter un coup d'œil, il a ajouté.

– Non merci, j'ai fait en observant un vol de corbeaux. Ça ne m'intéresse pas.»

Il n'a pas insisté. Il s'arrangeait désormais pour me contrarier le moins possible. Les seules sorties qu'il s'accordait le soir se résumaient à une balade autour du pâté de maisons où il pouvait saluer ses semblables dans leur jardin et les féliciter pour l'éclat et le parfum envoûtant de leurs jolies roses – qui faisaient comme Rex, qui tendaient la patte et putassaient ignoblement au milieu d'autres cochonneries hystériques entretenues avec un soin d'enfer. Ou il rendait parfois visite aux Delarue qui s'étaient mis à organiser des pokers à tour de bras ou des tournois de Cluedo. Et c'est tout. Je ne savais pas ce que ça donnait, au niveau de sa vie sexuelle. Peut-être qu'il y avait mis un bémol. Mais peut-être que c'était seulement une pause. Vis-à-vis de moi. Sauf que l'important, pour moi, l'important, c'était de ne pas me retrouver toute seule. C'était tout ce qui comptait. Je pouvais peut-être m'arranger avec le reste. Dans la mesure où il évitait de me contrarier.