Выбрать главу

Il s'est penché pour m'embrasser sur la tête – ce que je n'aime pas – et il a fait, d'un ton malicieux en inspectant le cieclass="underline"

«Et qu'est-ce que je vois, là-bas? Qu'est-ce que je vois?»

Je voyais rien.

«J'en sais rien. Je vois rien. Couché, Rex.

– Regarde bien. Entre ces deux nuages.»

Il voyait une fissure de ciel bleu. Il avait de bons yeux. Il m'a tapoté l'épaule. Puis il a jeté une grimace à sa montre. Voyant que Franck allait sortir, Rex s'agitait comme un malade. Ses griffes cliquetaient sur le parquet qu'une bonne femme venait astiquer tous les jours – elle astiquait même les chromes de mon fauteuil avec un produit spécial qui sentait le gaz. Il aboyait, il jappait, il tirait la langue, il remuait la queue, il nous implorait, il était dégoulinant – ses grosses babines baveuses – d'un soudain excès d'amour pour nous.

«Qu'est-ce qu'on fait avec lui? On fait quoi, Franck? Regarde-le.

– Je sais. Mais on ne fait rien. On ne peut rien y faire. S'il te plaît. Couché, Rex. Couché, le chien. Tu restes à la maison.

– Tu lui donnes trop de viande, aussi.

– Tu crois? C'est bien possible. Oui, tu as raison.»

Rex a pleuré en le voyant partir. Il n'a pas cessé de gémir pendant que son maître imprimait parfaitement ses pas dans la neige puis raclait son pare-brise en rosissant du nez, en soufflant comme une petite machine à vapeur.

Quand Paula est arrivée, je somnolais. J'ai rouvert les yeux au moment où elle traversait le jardin, picorant la neige de ses talons hauts et serrant le col de son grand manteau d'homme, incognito avec ses verres fumés et une soyeuse écharpe qui volait au vent – on est mannequin ou on l'est pas. Cela dit, elle amenait le soleil. Le paysage s'était illuminé. Les ombres s'éloignaient, ondulaient sur la colline et s'effilochaient de l'autre côté du petit lac artificiel tendu comme un miroir – Rose était la présidente des Amis du Lac et elle m'avait fait signer une pétition visant à interdire les vélos sur le chemin qui le contournait si délicieusement ainsi que les jeux de ballon, si tu veux, Rose, si tu crois que c'est utile, histoire de m'en débarrasser.

J'ai pivoté sur mon fauteuil en avertissant Paula que c'était ouvert.

Je ne dis pas qu'elle est idiote, cette fille. Je l'aime bien. Je ne dis pas qu'elle est idiote mais je crois qu'elle fonctionne avec un temps de retard. Ça se voit sur les photos. Dans les magazines. On voit très bien qu'elle a un temps de retard. Elle a toujours un air décalé. Ce fameux air décalé. Et ce n'est pas un genre qu'elle se donne. Elle est comme ça du matin au soir.

Nathan m'avait raconté qu'elle cassait beaucoup de vaisselle. Elle pouvait laisser tomber son verre dans un moment d'inattention ou bien on lui tendait une assiette et sa main se refermait trop tard. Pas à tous les coups, bien sûr, mais ce n'était pas si rare que ça.

Au moins tête en l'air. J'ai poussé un cri: «Putain, Paula. Fais gaffe.» Car elle tenait la porte largement ouverte. Et elle a eu un temps de retard. J'aurais préféré qu'elle me casse une assiette et un verre. Elle est restée figée pendant que Rex lui filait entre les jambes.

«Bien joué, Paula. Parfait.

– Le chien. Il s'est tiré, dis donc.»

Je le voyais s'enfuir au triple galop, comme une flèche noire.

«C'est grave?»

J'étais de sombre humeur, la plupart du temps. J'en étais consciente. Mais comment devais-je m'y prendre pour m'améliorer?

«C'est Franck, j'ai répondu. Il va me casser les couilles.»

Franck allait penser que j'avais cédé à un caprice, que je n'en faisais qu'à ma tête. Si Rex ne revenait pas, il allait m'en vouloir à mort. Il allait croire que j'étais devenue une débile mentale. Que mon seul plaisir était d'emmerder le monde. Comme tous ceux qui sont dans ma situation. Et je n'avais pas envie de ça.

Pendant que Paula vidait son sac sur la table, je me suis penchée sur mon armoire à phamarcie. Dans un flot de lumière dorée. Antidépresseurs, antidouleurs, somnifères, amphétamines, quelques ampoules de morphine et toute la panoplie du genre, soigneusement rangée. Paula me surveillait du coin de l'œil. Hein, des fois que je ne sois pas assez généreuse, peut-être? Comme si elle avait à s'en plaindre, de notre combine. Parfois, je la faisais pisser dans sa culotte, folle d'inquiétude. Quand je considérais mes ampoules de morphine et que j'avais l'air de me tâter. Je l'entendais gémir de l'intérieur. Je feignais de ne pas me décider à les lui donner. Ça la tétanisait. J'étais vache avec elle, de temps en temps.

Mais on s'entendait bien. Quand je ne m'endormais pas au soleil, je la guettais avec impatience. Et pas seulement pour ça mais parce que ça me changeait tellement de la voir, de voir une tête qui me changeait de celle de Rose et consorts, des têtes qui finissaient par m'effrayer et me visiter dans mes cauchemars. C'était pas Sex and the City, l'ambiance.

«Merde, j'ai déclaré. Et comment je vais faire d'après toi?

– C'est vraiment chiant, cette histoire. C'est flippant, non?

– Faut qu'il soit là quand Franck va revenir. Y a vraiment intérêt. Sinon, il va me casser les couilles. Je vais me sentir humiliée. Tu sais ce que ça veut dire, toi, être humiliée? Non, ça m'éton-nerait fort, avec ton petit cul.»

Je suis tellement grosse, en ce moment. Si ça continue, mon cœur va finir par me lâcher. Normalement, je devrais suivre un régime. Rita me sert de kiné. Elle me masse. En fin de séance, elle peut mettre son tee-shirt à essorer. C'est elle qui perd des kilos. Pas moi. Mais je suis devenue philosophe. À mi-temps. Quand j'ai pas mon walkman sur la tête.

On est dans un remake de Laurel et Hardy quand je me tiens à côté de Paula. Ou encore de la Belle et la Bête, version cradingue. Mais malgré tout, elle est d'une habileté étonnante, elle est adroite et précise quand il le faut. Et je suis tellement grasse que je dois pas lui faciliter les choses.

«Et maintenant, t'attends quoi?» je lui ai demandé.

Elle était encore en train de réfléchir à savoir si elle connaissait l'humiliation ou pas. Elle essayait de se mettre dans la peau d'une grosse, j'imagine. Elle avait laissé tout son bazar en plan alors que j'avais déjà relevé ma manche. Mais pas dans la peau d'une grosse junkie privée de ses jambes et emmerdée par son cinglé de clébard, dites-moi. Enfin, je l'espérais pour elle.

Plus tard, quand je me suis sentie mieux, je lui ai fait la conversation.

«J'appelle pas ça être humiliée, Paula. Il ne t'a pas humiliée. Il t'a plaquée, mais il ne t'a pas humiliée.» C'était ça ou parler des histoires de cul qu'on trouve dans la presse people – qui sont parfois éloquentes. Même si on rabâchait. Ainsi, d'ailleurs, que dans les journaux branchés. De quoi parler d'autre?

La blessure était encore fraîche, côté Paula. Elle n'avait pas l'air d'une femme abandonnée mais un sombre éclat brillait encore sur son visage quand on évoquait le problème. Ça lui avait fait mal, on est d'accord. Elle ne l'avait pas bien pris. Elle avait gardé l'appartement Mais Paula, ses tentatives de suicide, on ne les comptait même plus. Elle ne tes comptait même plus. Le suicide était dans sa nature. Déjà qu'elle était pâle.