Je le laisse mariner. Je le laisse à sa mauvaise conscience. Il en est bien capable. Puis tout à coup, un air glacé me saisit. Mon front se ride.
«Nathan. Une chance que tu sois là. C'est un miracle.
– Je viens te voir aussi souvent que je le peux.
– Il faut que tu m'aides à retrouver Rex. Nathan, aide-moi à retrouver Rex, pour l'amour du ciel.
– Que je t'aide à quoi?
– Il s'est barré. Rex a fichu le camp, tu m'entends. Il faut que tu m'aides.»
C'est ce que j'ai souvent apprécié, chez lui. Il sait se montrer charitable. Il a été okay. Il a déclaré qu'on allait s'en charger très vite. Qu'il n'y avait pas de quoi paniquer. Ça m'a rassurée. Ça m'a détendue. Ça m'a rendue magnanime. J'ai tiré sa copie de sous mes fesses et je la lui ai tendue.
«Y avait du vent», j'ai expliqué.
Il s'est assis à la table, face au soleil. Il grimaçait déjà. Son dos était courbé.
J'ai fumé une cigarette pendant qu'il lisait. Je ne pouvais pas grand-chose pour lui et il ne pouvait pas grand-chose pour moi. J'ai regardé mes ongles. Paula avait dû me les faire pendant que j'étais dans le cirage. Paula a bon cœur. Ils étaient d'un bleu nacré, sans retouche, et pendant ce temps-là, Nathan se prenait la tête entre les deux mains.
Je l'imaginais dans ses archives. En compagnie d'Edouard. Je l'imaginais tournant en rond comme un rat dans sa cage alors que Chris avait un enfant d'un autre. Je l'imaginais confiné au sous-sol. En compagnie d'Edouard. Au milieu d'un océan d'horreurs, d'affaires criminelles, de portraits d'assassins et de portraits de victimes, baignant dans un flot d'existences gâchées, de vies sans issues, de vies tragiques et vaines, parce que moi ça ne m'aurait pas plu. Mais pas du tout. J'aurais donné ma démission.
Bonne fille, j'ai attendu qu'il termine sa lecture. Mon petit Jack Kerouac des sous-sols. Sauf que je suis un fantôme incapable de t'atteindre.
Il a replié ses feuilles et les a rangées dans sa poche, les yeux dans le vague. Sans faire de commentaires inutiles.
Combien d'entre nous sont accrochés à des chimères? Combien ont cru tenir quelque chose? Combien de pétards ont illuminé nos vies avant de rabattre les ténèbres? Combien de rêves se sont réalisés? Je vous demande un peu.
Je vois un gars une fois par semaine qui vient m'expliquer que je dois me battre. Mais ce n'est pas de me battre, que j'ai envie. C'est d'être complètement raide. Défoncée au maximum. Et de bon matin, si possible. Quoi? Vous me le demandez, je vous le dis.
Comme l'heure avançait, je l'ai tiré de ses réflexions.
«Écoute. Je ne peux pas faire semblant de m'in-téresser à quelque chose qui ne m'intéresse pas. Désolée.»
Je voulais qu'on rattrape ce chien avant le retour de Franck. Et je voyais que l'heure avançait. J'ai décroché mon anorak. Je lui ai dit que je n'avais besoin de personne pour enfiler un anorak.
«Fallait pas me sauver la vie, j'ai ajouté. Faut pas venir te plaindre.»
Il m'a répondu que je faisais chier. Je lui ai souri. Avec mes fausses dents.
Je me suis accrochée à son cou et il m'a installée dans sa voiture. Je dois faire dans les quatre-vingt-quinze, j'imagine. C'est toute une aventure, une galère, mais j'en ai profité pour me serrer ignoblement contre lui et rafraîchir ma mémoire en ce qui concerne son odeur et la vigueur de ses bras – choses qui me seront utiles plus tard pour me branler.
Et nous roulons.
Le ciel est encore bleu, virant au mauve. La neige fond, dégringole des arbres, glisse des toits, erre sur les trottoirs, et nous roulons au pas. Nous inspectons les rues transversales, nous ratissons le quartier de façon méthodique. Rex, hou hou, le chien. Je me sens légèrement angoissée. Je prends quelques pilules sous le regard perplexe de mon ancien amoureux qui n'est pas au bout de ses peines. Il s'est assombri en quelques mois. Ce qui n'enlève rien à son charme.
«Et ta petite amie? je lui fais tandis que nous poursuivons nos recherches de l'autre côté du lac. Comment elle va, ta petite amie?»
Il se marre. Il arrête la voiture et descend pour acheter un sandwich à la saucisse. Moi, je ne veux rien. Rex m'a coupé l'appétit. Et je prie pour qu'on le retrouve car cette situation me rend folle. Je sais ce que Franck va penser. Je suis malade à l'idée de ce qu'il va penser. J'essuie vivement les larmes qui recommencent à couler sur mes joues. Ces réactions incontrôlables, que j'ai. Ça ne me facilite pas la vie, croyez-moi. Mais est-ce que j'irais mieux si je ne prenais rien? Est-ce que quelqu'un peut m'assurer que je n'irais pas plus mal? Personne ne le sait. Moi la première.
Je veux bien un coca. Pour lui faire plaisir. Je hoche la tête puis je baisse la vitre. J'attrape le coca. On échange un sourire. Il a demandé si on n'avait pas vu un gros chien noir dans les parages, une flèche avec un collier rouge. La rue s'étend sous une lumière assez radieuse, dans un calme étonnant. Narïian paye nos consommations. Je le regarde et je me dis quelle idée de baiser avec José. Aussi, quelle idée.
On en rigole en se remettant en route, de cette alliance contre nature, de cette liaison qui ne mène à rien, car ce qu'elle aime, José, c'est les étudiants de gauche. C'est ce qu'elle aime avant tout. Et c'est une féministe.
«Ce qui m'inquiète, il dit, c'est qu'elle parle d'habiter chez moi. J'aime pas ça.
– Elles sont toutes pareilles. Tu sais, te fatigue pas.
– Tu verrais, chez moi. C'est tout petit. J'ai à peine la place pour un bureau.»
Je vois un chien au loin. On accélère. Puis on se remet à rouler au pas. On tourne pendant une demi-heure, puis on se gare au bord du lac.
Nathan sort mon fauteuil et je retourne dedans. Je suis de plus en plus inquiète. Quel eon, ce chien. Je l'appelle. Mais on est bons pour la promenade autour du lac.
Je ne veux pas qu'il me pousse. Il fait beau mais il ne fait pas chaud. C'est désert, en semaine. C'est presque sauvage. Quand je suis en forme, avec Rex, on exécute le tour complet. Je disparais au milieu des buissons. On s'amuse avec des bouts de bois. J'arrache des poignées d'herbe pour les sentir. Je traque les amoureux qui baisent dans les fourrés.
«Est-ce que je te manque? je lui demande
– Tu le sais bien», il me répond.
On entend un coucou. Un nuage de moucherons scintille dans la lumière dorée. On court après un chien dont on n'a pas encore vu le bout de la queue. Dans le soleil rasant. Des hélicoptères de la police traversent le ciel immaculé, se dirigent vers la ville. Comme dit José, soyons vigilants à propos de nos droits civiques.
N'empêche que José baise mieux que Paula, d'après ce que j'ai compris.
Sinon, il s'attendait à quoi?
On s'attend à quoi, au juste, dans la vie? Est-ce qu'on poursuit jamais qu'un chien errant? Je frissonne. Il me dit: «Ferme ton anorak.» Je le ferme. Au moins, j'ai pas froid aux guiboles. On crie: «Rex. Rex.» Nathan le siffle. La ligne de crête brille comme un filament électrique. Il y a dans l'air quelque chose qui pourrait terrifier une petite fille. On fait fuir des lapins.
Je me mets à pleurnicher:
«Nathan. Retrouvre-moi ce putain de chien. S'il te plaît. Je t'en priiie. Merde.»
Il a un air accablé. En fait, il ne sait plus comment me prendre. Il n'est pas le seul. Je suis devenue très lunatique, semble-t-il. Même si ce n'est pas le mot qu'on utilise dans mon dos.
Nous restons un moment plantés comme des idiots, tout à coup silencieux, n'y comprenant plus rien. N'y ayant peut-être jamais rien compris. Tandis qu'une légère brume envahit les rives. On dirait que ça vient du sol.
Je décide que Nathan doit partir en éclaireur. Je l'envoie explorer les environs pour ne plus l'avoir à côté de moi. Car maintenant, sa présence m'oppresse.
Je cligne des yeux dans la lumière. Quand je les rouvre, il est déjà parti.
Je l'entends crier: «Rex», au loin. Une famille de canards glisse et le lac redevient liquide dans leur sillage, il ondule. Le ciel est rose. Je pense à Franck qui doit être en train de terminer son cours, tout en ramant sur mon fauteuil. La neige craque sous mes pneus.