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Sa réponse était que j'en avais un également, si bien que la discussion s'arrêtait là, en général. C'était une chance que nos parents ne soient plus en vie car ce qu'ils auraient vu les aurait désolés et je n'aurais pas été fier, en tant qu'aîné. De voir où en étaient leurs deux garçons, ils ne m'auraient pas fait leurs compliments.

J'ai lancé une pomme de pin contre son carreau.

«Excuse-moi de te déranger, vieux, mais c'était pour te dire: Marie-Jo est entre la vie et la mort. Et tu sais, elle t'aimait bien malgré tout. Tu l'as souvent mal jugée.»

Eve et moi avons échangé un signe de la main tandis que Marc baissait la tête.

«Ne dis pas qu'on est bien débarrassés, j'ai ajouté. Essaye de trouver autre chose.»

J'ai rejoint Paula dans la cuisine. Elle essayait de me beurrer des toasts noircis comme du charbon. Mais je n'avais pas faim. Je suis allé reprendre une douche. Quand je suis revenu, elle était perchée sur une chaise, les genoux serrés entre ses bras.

Je lui ai raconté ma journée d'hier, la manif suivie de l'épisode Marie-Jo, car elle trouvait que je ne m'occupais pas beaucoup d'elle depuis que j'étais debout.

«J'essaye de reprendre mon souffle, lui ai-je expliqué. Ça n'a rien à voir avec toi. Tu vois, j'essaye simplement de reprendre mon souffle.

– Tu ne m'aimes pas.

– Mais bien sûr, que je t'aime. La question n'est pas là.

– Alors pourquoi on baise pas?»

J'ai posé mes mains sur ses épaules.

«Ça te tracasse à ce point-là, n'est-ce pas? Regarde-moi. Je vais te dire quelque chose. Regarde-moi. Il se pourrait bien, écoute-moi, ouvre bien tes oreilles, Paula, il se pourrait bien qu'on baise très bientôt, toi et moi.

– Quand ça?

– Je n'en sais rien. Je ne peux pas te donner une date précise. Mais très bientôt, ça ne veut pas dire dans six mois.»

Elle m'avait préparé un café presque transparent qui avait tiédi. Je l'ai bu quand même en gardant une épaule de Paula sous une main afin de la pétrir pour lui expliquer qu'elle devait garder espoir.

«Je suis à la veille d'un grand bouleversement personnel, ai-je poursuivi en regardant par la fenêtre et en respirant le jasmin qui venait d'elle. Je dirais une question de jours, au pire quelques semaines. Je ne sais pas trop. Rome n'a pas été bâtie en un jour.»

Je ne lui mentais pas. Les événements se précipitaient brusquement. À présent, je sentais que j'étais transporté, je sentais qu'un formidable courant m'entraînait, je sentais que j'avais perdu le contrôle. Enfin. Après toutes ces terribles interrogations. La vache. Mais quand j'allais sortir de ce puissant maelström, de ce siphon aveuglant, j'allais enfin apercevoir la lumière. J'allais m'engager sur une route, avec l'une ou l'autre, et je ne m'en écarterais plus. Mes yeux allaient s'ouvrir. Tout allait enfin me sembler si simple. Une vie normale, quoi. Je n'éliminais même pas Marie-Jo. Elle était pourtant dans le coma – - ils n'avaient pas voulu m'en dire plus – mais je ne l'éliminais pas. Si tel était mon destin.

J'écoutais la radio dans ma voiture, les tubes de l'été, et j'acceptais par avance la solution que le destin me choisirait. Que ce soit l'une ou l'autre, ou une parfaite inconnue, mais une bonne fois pour toutes. C'était tout ce que je demandais. Je n'attendais qu'un signe. Et comme je le déclarais il y a une heure encore à Paula, tout me portait à croire que c'était pour très bientôt.

Ne pas la baiser devenait de plus en plus difficile à mesure que nous partagions le même lit. Je me réveillais parfois collé contre elle, prêt à commettre une erreur de plus. Parfois, ma résolution vacillait. Ou alors quand elle s'allongeait la tête sur mes genoux et que nous écoutions de la musique, car la plupart du temps, elle ne portait pas de culotte, ou des culottes d'enfer. Ou alors quand elle était dans les vapes et qu'il m'aurait suffi d'un coup de folie pour tirer un coup ni vu ni connu. Elle était comme l'épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Il fallait faire vite. Il fallait piquer un sprint à travers les sous-bois aux épines acérées, il fallait presque se laisser pousser des ailes, mais j'avais confiance.

«The readiness is all, comme disait Shakespeare. Et j'en connaissais une autre: «Ne permets pas aux événements de ta vie quotidienne de t'enchaîner. Mais ne te soustrais jamais à eux.» J'en avais encore quelques-unes dans cet esprit, mais Chris m'a appelé. Ma chère femme.

Elle était dans tous ses états.

«Wolf a disparu, m'a-t-elle annoncé d'une voix étranglée.

– Ah bon?

– Nathan, j'ai un terrible pressentiment.

– Tu veux dire qu'il t'a laissée tomber?»

C'était une possibilité mais ce n'était pas la bonne, apparemment. Et il fallait que je vienne tout de suite. Je me suis garé pour être tranquille, avant d'écraser un piéton pendu à son portable et qui traverse n'importe où.

«Est-ce que ça presse? Ça ne peut pas attendre?»

Apparemment, non. Sinon, j'étais le dernier des salauds et cette conversation serait la dernière de notre histoire.

«C'est ce que j'aime, chez toi, je lui ai dit. Ton absence de scrupules.»

Elle n'était pas d'humeur à parler de ça. Elle était très angoissée. Elle savait de quoi la police était capable. Une police qui employait des clones était capable de tout. Une police au-dessus des lois. Une police incontrôlable. Une police qui…

Je l'ai interrompue. Je lui ai dit que certains flics avaient encore le sens de la justice et respectaient les droits civiques de leurs concitoyens. Qu'elle n'aille pas tout mélanger. J'en avais marre. J'en avais marre de l'entendre dénigrer la police du matin au soir, surtout depuis qu'elle était avec Wolf. Elle ne s'était pas arrangée avec Wolf. J'espérais qu'il avait disparu pour de bon.

«Et qui va rédiger mon rapport? C'est toi qui vas le rédiger?»

Enfin bref, je lui ai dit que j'arrivais, qu'il était inutile de piquer une crise.

Sur ses conseils, j'ai acheté le journal. 17 morts. 471 blessés. Je m'attendais à pire.

Dix minutes plus tard, Chris sanglotait contre mon épaule. J'ai failli l'embrasser dans le cou. Puis je l'ai assise, je me suis accroupi devant elle et j'ai pris ses mains dans les miennes tandis qu'elle continuait à triturer un mouchoir:

«Alors c'est quoi, le problème?

– Il n'était pas à l'hôpital. Ils m'ont fait poireauter toute la nuit à l'hôpital, mais il n'était pas à l'hôpital. Ou alors il n'y était plus, à l'hôpital.

– C'est quand même incroyable.

– Nathan, j'ai peur.»

Elle n'en menait pas large, ça c'est sûr. Je lui ai servi un verre d'eau. De mon côté, je ne pouvais m'empêcher de penser que la disparition de Wolf, disparition regrettable, devenait presque naturelle. Peut-être que le grand désordre qui semblait s'abattre sur nos vies ne constituait que la mise en place d'un ordre supérieur. J'en aurais été le dernier étonné.

Mais aussi, elle avait raison d'avoir peur. Parce que si Wolf était à l'hôpital, comment se faisait-il qu'il n'y soit plus, à l'hôpital? Il avait appelé Chris pour lui parler de ses trois points de suture et elle ne l'avait pas trouvé.

«Chris, ai-je dit, il faut que tu saches une chose. Je n'aime pas du tout cette histoire. Et je sais que tu sais qu'il y a eu des précédents. Ne faisons pas comme si nous n'étions pas au courant. Et pense que ces gars-là sont couverts, comme au Chili, comme en Italie, comme partout. Ils ont du sang sur les mains. Je ne vais pas t'apprendre ces choses-là.»

Elle s'est mordu les lèvres.

«Enfin, j'ai ajouté, soyons bien sûrs que Wolf ne t'a pas joué un mauvais tour. Tu m'excuseras, mais ça s'est vu.»