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J'étais passé sous une banderole en arrivant.

Tout le monde avait un verre à la main. Et avant que je n'aie pu en saisir un et me fondre parmi les autres, Francis m'avait invité à le suivre d'un signe de l'index. J'étais devenu sa bête noire.

«Ça vous fait combien?» j'ai demandé.

Sans daigner assouvir ma curiosité, il a repris les photos et les a considérées avec une grimace douloureuse.

«Tu es communiste?»

J'ai claqué mes mains sur mes cuisses et j'ai regardé le plafond en souriant.

«Réponds-moi, a-t-il insisté. Tu es communiste?»

Après avoir pouffé en silence, j'ai baissé les yeux sur lui:

«Écoutez, ma femme est folle, hein, alors, qu'est-ce que j'y peux?»

Il était interdit de fumer, mais j'ai allumé une cigarette tandis qu'il cherchait à fouiller dans mon âme.

«Vous savez ce que c'est d'avoir une femme folle? j'ai poursuivi. Vous savez ce que c'est? Et vous croyez que c'est une raison pour la laisser tomber? Vous croyez ça? Eh bien, pas chez moi, Francis. Je regrette, mais pas chez moi. Désolé. Je l'aurais accompagnée dans un défilé de cathos intégristes ou à une réunion de skins si ça s'était présenté. Je m'en serais foutu pas mal, vous voyez.»

Il a brandi la photo où j'étais en train de balancer un morceau de banc dans le bûcher, celle où j'avais une vraie tête d'extrémiste, de casseur enragé.

«Alors que dis-tu de ça? a-t-il rétorqué. Dis-moi que tu ne te sentais pas impliqué. Tu ne te sentais pas impliqué, peut-être? Essaye de me prendre pour un imbécile. Tu es communiste, avoue-le.»

J'ai soupiré:

«J'emmerde les communistes. Ecoutez, je les emmerde du premier jusqu'au dernier, les communistes. Est-ce que ça vous va?»

Sans me quitter des yeux, il a brisé un crayon entre ses mains. Il a reposé les bouts sur le bureau et les a contemplés un instant en caressant sa cravate.

«Qu'est-ce que je vais faire de toi? il a rembrayé.

– Qu'est-ce qui se passe?

– Tu crois que tu peux venir ici quand tu veux? C'est-à-dire à l'occasion? Quand tu as un moment? Mais où est-ce que tu te crois?

– Écoutez. Chris était morte d'inquiétude.

– Non, attends une minute. Est-ce que tu te sens bien? Ça veut dire quoi, Chris était morte d'inquiétude

Parfois, on était en droit de se demander si les gens que l'on côtoyait partageaient un minimum de valeurs avec soi. Quelles étaient les bases sur lesquelles ils fondaient leur existence. Quelles étaient leurs priorités, dans la vie. À quoi ils donnaient de l'importance. Quelles étaient les choses qui comptaient vraiment pour eux.

Que pouvais-je faire comprendre à Francis Fen-wick? Quand il me reprochait, avec une touche de mépris grinçant, d'avoir pris ma journée pour courir après l'amant de ma femme, je voyais bien que tous mes efforts seraient inutiles.

Comme cette histoire que j'avais vidé mon chargeur dans les genoux de Ramon, en quoi il n'était pas d'accord? J'en tombais des nues. Alors que j'aurais dû être en train de le poignarder sur son lit l'hôpital. Où était le problème? Qu'est-ce qui n'allait pas? Je me foutais d'avoir le droit ou de ne pas l'avoir.

«Écoutez, je lui ai dit, ce n'est pas moi, le monstre. C'est vous, le monstre.»

Après quoi, je n'ai même plus écouté ce qu'il me racontait. Son discours me rentrait par une oreille et ressortait par l'autre. Je ne l'entendais plus. Je voyais simplement les expressions de son visage qui changeaient et il était la dernière personne au monde dont je me souciais. Je n'étais pas étonné pour sa fille. On pouvait bien fumer du crack quand on avait un père tel que lui.

Avant de partir, je lui ai demandé si j'étais viré. Il m'a répondu que ça ne tenait qu'à un fil. J'ai dit que c'était comme tout. Ce fil, il a poursuivi, je le devais au fait que j'avais arrêté l'assassin de Jenni-fer Brennen.

J'ai ricané.

«Mais ça ne suffit pas, il a continué. Tu en prends trop à ton aise, méfie-toi. Ne m'oblige pas à t'en faire baver. Parce que j'apprécie qu'une affaire soit résolue, ça me va très bien, je n'y reviens pas, mais je te conseille de te faire oublier. C'est un bon conseil que je te donne. Finies, les conneries, tu m'entends? C'est terminé.»

Son bureau était d'une tristesse épouvantable. Tellement impersonnel. Tellement imprégné de choses lamentables que l'air en était écœurant.

«On est bien d'accord? a-t-il insisté.

– Si vous avez fini, j'ai dit, je dois aller annoncer à ma femme que la police a tué son amant. Je lui transmets vos condoléances?

– Reconnais que tu mènes une vie de cinglé. Je te l'ai déjà dit. Tâche d'y mettre un peu d'ordre, et tu verras que tout ira mieux. Parce que ça déteint sur ton travail. Tu n'as pas la tête à ce que tu fais.

– Je regrette, mais ma vie n'est pas plus compliquée que celle d'un autre.»

Pourquoi discutais-je avec lui? Pour m'entendre dire que j'aurais pu être un excellent flic si je n'avais pas fusillé mon mariage, ce beau couple que nous formions à l'époque, Chris et moi, et elle, cette jolie fille, qui n'aurait pas fait de politique si j'avais été à la hauteur? Pour m'entendre dire ça? Que j'avais gâché quelque chose? Que j'avais gâché ma chance de fonder une famille?

J'ai bu quelques coupes de Champagne avant de sortir. On est venu me dire que c'était moche, ce qui était arrivé à ma coéquipière. La nuit était tombée, mais le cœur des ténèbres était encore plus sombre. Et il m'attendait.

Car Chris a voulu le voir et je l'ai emmenée à la morgue. Ruisselante de larmes silencieuses – sans doute les pires. Je ne l'avais jamais vue autant pleurer. Et lorsqu'elle a posé ses lèvres sur celles de Wolf, ouh là là, le Noir et moi n'en menions pas large. Le Blanc et lui étaient dans leurs petits souliers.

Et puis je l'ai ramenée, elle s'est effondrée sur le lit. Elle a étouffé ses sanglots dans un oreiller qui devait être celui de Wolf si j'en jugeais par la manière dont elle l'étreignait. J'ai posé ma main sur son épaule mais ce n'était pas une bonne idée. Elle m'a envoyé promener. Je me suis senti de trop, sur le lit. Je m'y étais installé sans réfléchir.

Nous avons passé une nuit abominable.

Au petit matin, elle est venue me réveiller pour me dire que je pouvais partir.

On aurait dit un spectre.

Au cours des jours qui ont suivi, je me suis rendu compte à quel point elle tenait à lui. J'étais sur une enquête concernant une femme et ses trois enfants qui avaient péri dans un incendie criminel et je recherchais le mari, mais j'appelais Chris régulièrement pour prendre de ses nouvelles. Et elle n'était pas bavarde. Elle s'excusait même, parfois, d'être aussi peu aimable avec moi, mais elle ajoutait qu'elle n'y pouvait rien. Puis il y avait un silence parce que sa gorge se nouait.

Pourtant, les journées étaient magnifiques, d'une éclatante beauté. Des gens roulaient en décapotables, d'autres pataugeaient dans les bassins. Le ciel était radieux.

Je voulais l'emmener à la piscine, mais ça ne lui disait rien. Quelquefois, je me trouvais à une soirée, vidant mon verre sur le toit d'un immeuble d'où je pouvais contempler les derniers scintillements de l'horizon et je l'appelais pour qu'elle vienne nous rejoindre. Je lui vantais l'extrême douceur de la nuit, le peu de mal qu'il y avait à vouloir se changer les idées dans sa pénible situation, mais elle ne voulait rien savoir.

Quand Paula venait me retrouver, elle me demandait à quoi je pensais. Je lui indiquais le ciel étoile d'un geste vague, mon portable à la main comme un petit oiseau mort, Puis Marc arrivait et nous serrait tous les deux dans ses bras – il cherchait à précipiter les choses entre Paula et moi depuis que Marie-Jo était hors jeu et Chris dans les affres d'un deuil qui jusque-là ne me plaçait pas en pôle position sur le chemin de son cœur.

Si Paula rentrait pour me chercher un verre, il la suivait des yeux et n'en revenait pas de la chance que j'avais de pouvoir refaire ma vie avec une fille aussi chouette.