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«Je ne dis pas le contraire, je soupirais. Je ne dis pas le contraire.»

Puis j'ai appris que Chris était enceinte.

Wolf était enterré depuis une semaine et j'apprends qu'elle est enceinte.

C'était un soir. Quand ma journée était finie, je passais prendre des nouvelles de Marie-Jo qui errait toujours dans les limbes, entre la vie et la mort Franck et moi restions plantés derrière la vitre, échangeant de tristes mines. Ensuite, j'allais espionner Paul Brennen, j'attendais qu'il sorte de son bureau et je le suivais jusque chez lui, histoire de me familiariser avec ses habitudes. Après quoi, je rentrais en ville, je faisais quelques courses et je les apportais à Chris.

Il fallait qu'elle mange. Que ça lui plaise ou non. Je supportais sa sombre humeur sans broncher – je l'avais pratiquée durant des années, cette femme, et son sale caractère pouvait glisser sur moi quand je le décidais. J'allais lui chercher des trucs bio après une longue journée de labeur alors que ça bouchonnait aux caisses, le temps que chacun se fasse expliquer l'importance des lavements durant un jeûne ou la chasse aux radicaux libres ou les incertitudes qui pesaient sur la DHEA. Sans parler d'une ambiance parfois tendue entre Paula et moi, sous prétexte que je rentrais tard. Elle ne comprenait pas. Contrairement à Marie-Jo qui était tout simplement jalouse de Chris, Paula ne comprenait pas. Elle me disait: «Je ne comprends pas. Je ne comprends pas le plaisir que tu trouves à jouer les infirmières avec elle. Vraiment pas. Tu ne lui dois rien du tout. Et moi je t'attends, pendant ce temps-là. Je tourne en rond, pendant ce temps-là. Je n'ai pas droit à toutes ces attentions.»

Les périodes transitoires sont des périodes difficiles. Je baissais la tête et je faisais le dos rond. Le soleil poursuivait sa course au-dessus de moi, les nuits filaient au-dessus de ma tête comme des dragons volants, puis l'aube apparaissait et j'avançais vers son linceul en tenant la terre sur mes épaules, et ce depuis que des événements tragiques avaient semé la confusion dans nos rangs.

Je la faisais manger. Ce soir-là comme les autres soirs. Je prenais le journal en attendant qu'elle ait fini ou je regardais CNN en lui glissant quelques encouragements.

Or la voilà qui repousse mes lasagnes aux légumes ce soir-là et qui m'annonce qu'elle est enceinte. Et voilà que je me mets à pleurer.

Puis je la félicite et je sors.

Je reviens le lendemain soir. J'ai mis la main sur le type qui a brûlé sa femme et ses trois enfants – mais j'ai refusé de parler avec lui. Je suis allé voir Marie-Jo et soudain, tout le monde s'est mis à cavaler car elle sortait du coma. J'ai suivi Paul Brennen jusque chez lui, une maison au bord du fleuve que nous avons longé, ses eaux noires. J'ai appelé Paula, je lui ai demandé ce qu'elle faisait.

Je reviens voir Chris et je lui demande quelles sont ses intentions.

Elle veut garder l'enfant. Je m'y attendais. Je lui dis que ça me paraît évident. Je lui annonce que je veux participer aux frais. Elle refuse. Je lui réponds que c'est pas grave. Je vais me chercher un verre d'eau. Je la regarde et je me dis: «Enceinte. C'est pas possible. Je dois avoir de la fièvre. Rien ne me sera épargné.»

J'ai décidé de balancer Paul Brennen dans le fleuve au kilomètre 28. Une chute d'une trentaine de mètres. Je le suis dans des voitures volées, à distance respectueuse. Et c'est durant ces trajets, quand nous sortons de la ville et empruntons la route qui sinue le long des berges, c'est durant ces silences où seul un vent fou vrombit à mes oreilles que j'examine longuement la situation.

Cet enfant qui n'est pas de moi. Un sale coup. Mais si c'était le prix à payer?

Ai-je le choix, à présent?

Quand je la revois, je lui propose d'être le parrain. Elle refuse. Ça me rend dingue. Je lui dis: «Je suis puni. Tu m'as déjà puni des millions de fois. Ça ne te suffit pas?»

Du coup, je suis désagréable avec José. Je lui dis qu'elle n'est pas mon genre. Ça l'amuse. Je lui dis que le sexe est le dernier de mes soucis. Elle applaudit.

Les voitures, je ne les vole qu'une heure ou deux, je ne les abîme pas. Je me sers dans le parking de l'hôpital et il m'est arrivé de refaire le plein d'essence avant de m'en séparer.

Je choisis les grosses cylindrées. Certaines sont pourvues d'un toit ouvrant.

Ces visites à Marie-Jo me flanquent le cafard.

Depuis qu'elle a ouvert un œil – l'autre est fermé et sa mâchoire est cousue – je ne les prends plus qu'avec le toit ouvrant. J'ai besoin d'air. Et si je trouve un cigare dans la boîte à gants, je ne m'en porte pas plus mal. J'ai besoin de décompresser.

Franck m'a raconté que, au mieux, elle finirait ses jours dans un fauteuil roulant car sa moelle épi-nière en avait pris un coup.

J'ai embrassé la main de Marie-Jo, ensuite je l'ai embrassée sur le front.

Franck m'a déclaré que, à son avis, elle ne nous entendait pas. En voilà un autre qui semblait perdu. Et tout ça, toute cette souffrance, toutes ces complications, toutes ces horreurs qui nous étaient tombées dessus, Paul Brennen en était la cause, oui, d'une manière ou d'une autre, de près ou de loin, Paul Brennen en était la cause.

J'ai exposé mon point de vue à Franck. Il y a réfléchi et m'a concédé que, vu sous cet angle, je n'avais pas tout à fait tort

À midi, je m'arrangeais pour aller déjeuner avec lui. Il n'était pas encore très vaillant et ses étudiants étaient partis en vacances. Mais je le trouvais pourtant dans sa classe, installé derrière son bureau et toujours plongé dans un livre.

Je lui avais remis un texte, une histoire policière, et ce choix m'inquiétait, il m'avait inquiété depuis le début.

«Ça s'appelle prendre des risques, me disait-il. Et si tu n'es pas prêt à prendre des risques, ne va pas plus loin. Ne me fais pas perdre mon temps.»

Il en avait de bonnes. Je me cassais vraiment la tête pour faire un truc bien. Mais dès qu'on parlait de littérature avec Franck, ça ne plaisantait pas.

«Tu as commencé par comprendre que c'était très mauvais, ce que tu écrivais. Vraiment à chier, avouons-le. Et je ne devrais pas te le dire, mais c'est un bon départ. Il n'y en a pas d'autre. Quand on comprend qu'on n'est rien du tout, on a déjà fait un grand pas. Tu en es là. Je ne sais pas par quel miracle, mais tu en es là. C'est-à-dire, pas très loin, au demeurant. Le chemin que tu as parcouru est minuscule.»

Il me regardait droit dans les yeux. La plupart du temps, nous étions sur un banc avec nos lunettes de soleil, avec nos sandwiches et nos cocas, avec une bande d'oiseaux qui tournait autour de nos pieds çt se dandinait dans l'herbe. Les bâtiments alentour, les arbres, les façades, étaient inondés de lumière. Des gens, il y en avait. Sur des vélos ou des patins à roulettes, sur des planches, il y avait des gens qui dormaient et d'autres qui se caressaient ou tombaient amoureux, il y en avait qui étaient mal ou d'autres qui cherchaient un sale coup à commettre ou d'autres qui espéraient une simple rencontre, il y en avait pour tous les goûts, des gens. Je les observais. Et ils en pensaient quoi, les gens, du roman policier? Franck me regardait droit dans les yeux et je voyais le terrible éclat des siens à travers nos verres fumés, c'est pour vous dire.

«Tu es encore tout en bas, poursuivait-il. Et ça se perd à des altitudes que tu ne peux même pas imaginer. Tu verras ça. Tu verras ça peut-être un jour. Je te le souhaite. Mais en attendant, qu'est-ce que tu me chantes, en attendant? Tu es en train de me dire quoi, au juste? Que tu as la trouille? Que tu t'inquiètes de ce qu'on va penser de toi?»

Je n'avais pas choisi le professeur le plus tendre.

«Il n'y a pas de genre mineur. Il n'y a que des écrivains mineurs.» Le salaud. Il avait torturé des générations d'étudiants avec ça. Le salaud. Qu'est-ce qu'on pouvait lui répondre?